En échange de la cession à Riyad du dossier Jamal Khashoggi, le président turc s’assure du soutien financier saoudien en vue des prochaines élections

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Maelström moyen-oriental,
Ardavan Amir-Aslani

En vingt ans de pouvoir, Recep Tayyip Erdogan a toujours su démontrer qu’il était un animal politique pragmatique, capable d’adapter son positionnement aux réalités de son pays, surtout à un an d’une élection présidentielle à haut risque.
“L’actuelle situation économique de la Turquie est grave. L’inflation a dépassé les 60 % et la monnaie a connu une forte dévaluation, appauvrissant de plus en plus de Turcs”
Or, l’actuelle situation économique de la Turquie est grave. L’inflation a dépassé les 60 % et la monnaie a connu une forte dévaluation, appauvrissant de plus en plus de Turcs. Le contexte international et la guerre en Ukraine, qui perturbent le marché énergétique, impactent de ce fait la Turquie qui importe son gaz de Russie. Compte tenu de sa relative neutralité dans le conflit et d’un certain penchant en faveur de sa partenaire ukrainienne, la Turquie a naturellement besoin de sécuriser d’autres sources d’approvisionnement, puisqu’elle ne produit quasiment rien de l’énergie qu’elle consomme. Les Émirats arabes unis pour le gaz, l’Arabie saoudite pour le pétrole, s’imposent comme des interlocuteurs évidents. Poussé par la nécessité économique et financière, le président turc a donc accompli fin avril sa première visite officielle en Arabie saoudite depuis cinq ans, ce qui marque un tournant dans les relations entre la Turquie et le royaume wahhabite.
Erdogan l’a en effet présentée comme le témoignage d’une “volonté commune d’ouvrir une nouvelle ère de coopération entre deux pays frères, avec des liens historiques, culturels et humains”. Étonnante assertion compte tenu du rapport ambivalent de la Turquie au monde arabo-musulman, précisément en raison de liens historiques et culturels. Aucun sultan ottoman n’a jamais accompli le Hajj, le pèlerinage à La Mecque, bien que la Turquie ait été la gardienne des lieux saints de l’islam durant quatre siècles. La péninsule arabique a toujours été une zone de turbulences pour l’Empire ottoman, et c’est notamment sa reconquête du Hedjaz et des lieux saints, confisqués par les fondateurs du premier royaume saoudien, qui a terni durablement les relations entre Turcs et Arabes.
“La péninsule arabique a toujours été une zone de turbulences pour l’Empire ottoman, et c’est notamment sa reconquête du Hedjaz et des lieux saints, confisqués par les fondateurs du premier royaume saoudien, qui a terni durablement les relations entre Turcs et Arabes”
Celle-ci s’est en effet achevée par l’exécution par décapitation d’Abdallah Ibn Saoud, l’ancêtre des Saoud actuellement au pouvoir, un souvenir familial qui a généré un ressentiment durable envers Istanbul. Réciproquement, la jeune République d’Atatürk née en 1923 a conservé une méfiance et un certain mépris envers le peuple arabe, dont les révoltes ont contribué à la désintégration de l’Empire ottoman. Cette défiance explique aussi la volonté de Mustapha Kemal d’effacer les traces de la culture arabo-musulmane de sa nouvelle Turquie. Mais paradoxalement, la République turque a entretenu de bonnes relations diplomatiques avec les nouveaux royaumes ou États arabes, y compris avec le royaume saoudien, mais sans véritable proximité, la laïcité des kémalistes ne faisant pas bon ménage avec les théocraties musulmanes.
À travers sa visite, Erdogan a également assuré vouloir promouvoir “la paix, le dialogue et la diplomatie” dans la région. Pourtant, sa politique étrangère au Moyen-Orient ne saurait en être plus éloignée, notamment depuis 2011 et les printemps arabes, date à partir de laquelle les relations entre la Turquie et les pétromonarchies du golfe Persique se sont considérablement dégradées. Motivées par l’idéologie néo-ottomane du parti islamo-conservateur AKP, les ambitions régionales d’Ankara et sa volonté de se présenter comme un contre-modèle de société musulmane idéale et démocratique, inspirée par l’islam politique des Frères musulmans, inquiètent l’Arabie saoudite, qui craint de voir sa place de leader du monde musulman sunnite dangereusement contestée par le “modèle turc”. Saoudiens et Émiratis se sont donc unis durant toute la décennie contre l’axe Turquie-Qatar, les deux camps s’affrontant par procuration notamment en Syrie et en Libye.
Néanmoins, entre une stratégie régionale excessivement coûteuse pour un pays à l’économie fragile, et la possibilité de renflouer les caisses de l’État et de regagner la paix sociale en Turquie, Erdogan semble avoir fait son choix, du moins temporairement. Sa visite en Arabie saoudite, qui devait approfondir la coopération bilatérale des deux pays dans la défense, l’énergie, la finance et la sécurité alimentaire, l’atteste. Mais cette reprise du dialogue n’a pas pu se faire sans contreparties : la venue du président turc était en effet conditionnée à la transmission à Riyad du dossier du meurtre de Jamal Khashoggi.
“Avec son deal “normalisation” contre “concessions”, Erdogan aura déjà obtenu la levée du boycott officieux imposé par Riyad sur les importations turques, ainsi que des accords d’investissements et des échanges de devises”
L’assassinat du journaliste saoudien en plein Istanbul en 2018 avait considérablement refroidi les relations entre les deux pays, le président turc multipliant les critiques contre l’Arabie saoudite et justifiant ainsi sa rivalité avec le leader autoproclamé du monde musulman sunnite. Bien qu’Erdogan ait déclaré à la suite de cette affaire qu’il n’existait aucune justice en Arabie saoudite, les instances judiciaires turques ont finalement décidé de transférer le dossier à Riyad, ce qui équivaut de facto à empêcher son traitement et la mise en cause du prince héritier Mohammed Ben Salmane, accusé d’être le commanditaire du meurtre. Tel est le point d’orgue d’une affaire qui sera désormais classée sans que justice soit faite. Avec son deal “normalisation” contre “concessions”, Erdogan aura déjà obtenu la levée du boycott officieux imposé par Riyad sur les importations turques, ainsi que des accords d’investissements et des échanges de devises.
Revenir sur ses principes pour prix de sa réélection, est-ce néanmoins un pari pertinent ? Il est en effet permis d’imaginer que Riyad ne s’arrêtera pas en si bon chemin, et formulera de nouvelles exigences auprès d’Ankara pour accorder son soutien financier, notamment à l’égard de l’aventurisme du président turc au Moyen-Orient. Erdogan devra alors s’engager dans un difficile exercice d’équilibre pour préserver un élément fondamental du programme de l’AKP et maintenir le lien avec sa base électorale, tout en rassurant ses nouveaux partenaires à l’international. Certes, ce ne sera pas la première fois que le président turc fait évoluer son discours au gré des circonstances. Mais reste à savoir si ce sera une fois de plus payant en 2023.

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