Sur une plage de Varosha (Varosia en grec), un Chypriote grec orthodoxe, le 6 janvier, jour de l’épiphanie, avant la cérémonie de bénédiction de l’eau. (Photo Iakovos Hatzistavrou. AFP)
«Hey, les gars, je peux jouer avec vous ?» avait crié l’Américain aux yeux si clairs en dévalant du haut de la plage. Un instant subjugués par cette apparition, les enfants avaient acquiescé : «Oui, bien sûr !» S’en était suivie une partie de volley que Georges Michaelides n’a jamais oubliée : «ce n’est pas tous les jours qu’on a l’opportunité de jouer avec Paul Newman !» sourit cet élégant sexagénaire en évoquant ce souvenir d’enfance, celui du temps de l’insouciance. Lorsque l’île de Chypre accueillait les célébrités du show-biz dans les années 60, venues profiter de ses plages paradisiaques ou encore engagées sur le tournage d’un film, comme c’était le cas pour Paul Newman cet été-là.
Qui se serait alors douté que l’île connaîtrait un destin tragique, coupée en deux à partir de 1974 ? La partie nord restant occupée depuis lors par la Turquie, qui y maintient 40 000 militaires. Les négociations pour la réunification ont été réamorcées à partir de 2015 et ne semblent pas, pour l’instant, avoir été perturbées par le putsch avorté du 15 juillet à Istanbul. Mustafa Akinci, le leader de la République chypriote turque du Nord (RTCN, reconnue seulement par Ankara), s’est empressé de condamner le putsch et une dizaine d’officiers turcs ont été aussitôt arrêtés dans la partie nord de l’île. Mais le processus reste fragile dans cette zone tourmentée de la Méditerranée orientale et, depuis quarante-deux ans, le cœur de Georges Michaelides se serre à chaque fois qu’il se rend sur cette plage de Varosia ou Varosha, selon qu’on choisit son nom grec ou turc, où il avait rencontré Paul Newman, à 35 kilomètres au sud de Nicosie, dernière capitale divisée d’Europe.
Car là, au bout du banc de sable où des enfants ont joué au volley avec une star d’Hollywood, se dressent désormais des barbelés. Derrière, se dévoile un véritable décor de science-fiction : des immeubles fantomatiques alignés sur le reste de la plage, jusqu’à l’horizon. Impossible d’y accéder : la station balnéaire où Georges Michaelides a grandi, où son père médecin «faisait son jogging tous les jours à 13 heures», rappelle-t-il, est désormais une cité interdite. Varosha s’est vidé de ses habitants, quasiment du jour au lendemain, au mois d’août 1974. Un drame qui se poursuit dans le silence, presqu’un sujet tabou, jamais évoqué officiellement dans les discussions entre Ankara et Bruxelles.
Car qui, en Europe, a entendu parler de Varosha ? Cette ville fantôme se trouve pourtant sur un territoire européen, occupé par un pays tiers. Bien plus, elle constitue désormais l’une des clés des négociations en cours sur la réunification de l’île. Même les Turcs le reconnaissent implicitement : jamais cette station balnéaire n’aurait dû se trouver en zone occupée. Entièrement peuplée de Chypriotes grecs avant la division de l’île, la petite ville pouvait difficilement être revendiquée par la minorité chypriote turque, dont la protection a servi de justification à la Turquie pour envoyer ses troupes sur l’île au lendemain d’une tentative de coup d’Etat fomenté par des officiers chypriotes grecs à Nicosie, en juillet 1974. Mais dans la confusion de cet été tragique, les forces turques ont profité de leur avance, figeant de nouvelles frontières sur la carte.
«En août 1974, nos familles ont dû tout quitter et s’enfuir lors de la seconde offensive des troupes turques. Tout le monde pensait alors que c’était ponctuel, et qu’on allait pouvoir revenir quelques jours plus tard. Mes propres parents ont pris un sac avec deux ou trois affaires, comme s’ils partaient en week-end. Sans savoir qu’ils ne reviendraient jamais», souligne Georges Michaelides, qui étudiait en Allemagne quand la partition de l’île s’est imposée. Varosha ou Varosia n’est en réalité qu’un quartier de la ville de Famagouste, également en zone occupée. Comme l’ensemble de l’île, Famagouste, qui servit de décor à Othello, la célèbre pièce de Shakespeare, a connu bien des occupations qui ont toutes laissé leurs traces : les Vénitiens, les Francs, les Ottomans, les Britanniques jusqu’en 1960, date à laquelle l’île accède enfin à l’indépendance. Mais aucune intervention étrangère n’aura été aussi brutale que celle de l’été 1974, qui a conduit à un immense échange de population : les Chypriotes turcs qui vivaient au sud ont été incités par Ankara à se réinstaller au nord, alors que les Chypriotes grecs présents au nord ont tous été forcés de fuir au sud.
«Ce fut si soudain que les gens ont parfois interrompu leur déjeuner, en laissant tout sur la table, pour s’enfuir», souligne Vasia Makrides, une jeune chypriote grecque qui vit aujourd’hui à New York et dont la mère, Emily, est originaire de Varosia. «Nos voisines, trois vieilles chypriotes grecques ont refusé de partir. Elles ont été tuées par les forces turques dès leur entrée dans Varosia», surenchérit Emily, yeux gris et cheveux de la même teinte. «Ce n’est pas uniquement un signe de vieillesse, confie-t-elle. Mes cheveux sont brutalement devenus gris ce jour où nous avons abandonné Varosia, le paradis de mon enfance.» Elle se souvient d’une cité balnéaire «cosmopolite, dynamique, insouciante». Un endroit béni, «où la vie était ponctuée de fêtes gigantesques sur la plage», soupire Georges Michaelides, ami d’enfance d’Emily, dont le regard se trouble parfois lorsqu’il évoque ce passé englouti, dont ne reste que le spectre des immeubles abandonnés. Alors que dans tout le nord occupé de l’île, les 60 000 Chypriotes turcs et les 120 000 colons envoyés par Ankara ont été incités à se loger dans les maisons abandonnées des Chypriotes grecs, Varosha, dont l’occupation n’était pas prévue au départ, a été mise sous cloche, enfermée derrière des barbelés. Comme une punition, un lieu destiné à rappeler cruellement le bonheur perdu. Côté turc, l’endroit n’existe même pas officiellement : sur les cartes de l’île, il est représenté par une simple tâche grise.
Installée désormais dans le Maine, aux Etats Unis, Emily, universitaire spécialiste de permaculture, s’est «morfondue pendant des années». Jusqu’au jour où un ami australien l’a convaincue «d’arrêter de regarder l’obscurité, et d’essayer plutôt d’y allumer une bougie», dit-elle. Sa fille sera alors son meilleur relais. «Je suis née après la partition. Mais les souvenirs de ma mère ont hanté ma propre enfance», explique Vasia Makrides, qui a hérité de la beauté et de l’énergie pétillante de sa mère. Ensemble, les deux femmes décident de lancer un projet pour revendiquer la renaissance de cette cité-symbole, en y proposant un modèle de développement durable. De séminaires en rencontres au sommet à l’ONU, le projet prend corps et permet aujourd’hui aux deux communautés, chypriotes grecque et turque, de renouer le dialogue. «La libération de Varosha peut être un symbole bien au-delà de Chypre», insiste Metkhan Hamit, un jeune chypriote turc né à Famagouste après la partition de Chypre, mais lui aussi hanté par cette cité fantôme à l’ombre de laquelle il a grandi. Cet universitaire trentenaire à l’allure sportive est aujourd’hui l’un des membres les plus actifs d’une association «bicommunautaire», en faveur de la réouverture de la ville. «Ici, nous nous trouvons à la rencontre de deux civilisations, l’Orient et l’Occident. Toute la ville de Famagouste est historiquement au cœur de ce creuset. Nous avons la seule cathédrale gothique, réplique de celle de Reims, transformée en mosquée sous l’Empire ottoman. Nous avons une cité interdite qui pourrait devenir une ville modèle de réconciliation de ces cultures trop souvent présentées comme antagonistes», souligne-t-il avec enthousiasme.
L’évolution récente de la scène politique locale lui a redonné de l’espoir : «Jusqu’à l’élection du nouveau leader de la RTCN en avril 2015, c’était un rêve impossible. Mais Mustafa Akinci a fait officiellement de la réouverture de Varosha, le symbole de notre réconciliation», ajoute-t-il. Reste à savoir ce que décidera la Turquie avec son imprévisible président, qui joue un rôle déterminant en coulisse dans les négociations. Fin juillet, Ankara a tenu à réitérer son soutien aux pourparlers en cours. Tout en soulignant qu’elles constituaient «la dernière chance» pour les Chypriotes grecs. «Le jour où Varosia est à nouveau une ville ouverte, je m’y réinstalle immédiatement», affirme de son côté Georges Michaelides, qui s’est toujours senti «en transit» dans la partie sud de l’île. Comme ces réfugiés juifs arrivés à Famagouste après la Seconde Guerre mondiale, en attente d’un éventuel départ pour Israël. Leur épopée forme la trame d’Exodus, le célèbre film d’Otto Preminger (1960), dont Paul Newman fut le protagoniste. Entre deux parties de volley, sur une plage baignée de soleil où le paradis avait des allures d’éternité.
© Libé 2022
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