Nicolas de Rabaudy
Temps de lecture: 10 min
Pourquoi les grands cuisiniers français sont-ils toujours si mal classés dans le «World’s 50 Best Restaurants 2017» dévoilé à Melbourne (Australie) le mois dernier? Dans le Top 20, on ne trouve que trois tables françaises: le Mirazur à Menton du chef Mauro Colagreco (4e du classement), l’Arpège d’Alain Passard à Paris VIe (12e) et le restaurant Alain Ducasse au Plaza Athénée à Paris VIIIe (13e). Guy Savoy, trois étoiles à la Monnaie de Paris, sacré meilleur chef du monde de la Liste (1.000 toqués évalués), est relégué dans les profondeurs du classement, tout comme Joël Robuchon, trois étoiles à Tokyo et à Las Vegas, vingt grands restaurants dans le monde, et Michel Guérard à Eugénie-les-Bains, pape incontesté de la cuisine moderne, allégée et goûteuse, partout fêté et admiré.

Au Mirazur, œuf à la coque, chou-fleur et anguille fumée
En revanche, Yannick Alleno, trois étoiles à Paris chez Ledoyen et au Cheval Blanc à Courchevel en 2017 se hisse à la 31e place, Septime le bistrot tendance de Bertrand Grébaut à Paris, une seule étoile au Michelin 2017, à la 35e place et l’Astrance, trois étoiles à Paris, à la 45e. Arnaud Donckele, le génial maestro de la Vague d’Or à Saint-Tropez, trois étoiles depuis 2014, considéré comme une révélation magistrale, le meilleur chef de sa génération pour Alain Ducasse, est ignoré des votants!
Tout le problème de ces «World’s Best» est là: quels sont les critères de jugement? C’est la revue anglaise Restaurant qui a inventé en 2002 ces World’s Best annuels qui sont subventionnés par une multinationale de l’agroalimentaire: coup de publicité mondial à la clé. Une vague académie rassemble 2.000 membres répartis dans 26 zones géographiques comprenant des chefs, des restaurateurs, des journalistes, des gourmets voyageurs. Chacun doit choisir dix restaurants dont quatre étrangers testés depuis dix-huit mois, un règlement plus ou moins appliqué.
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Un gourmet de Londres va-t-il essayer de bonnes tables ailleurs qu’en Grande-Bretagne, et un Français se hasarde-t-il en Allemagne ou en Autriche? Et pourquoi Régis Marcon et Michel Bras (trois étoiles) sont-ils oubliés? Le système de cotation a été d’un total laxisme pendant des années, aucune vérification des repas pris et du copinage à haute dose. Le catalan Ferran Adrià, empereur de la cuisine moléculaire, a été le perpétuel premier. Aujourd’hui, son restaurant El Bulli est fermé, le grand chef entend rouvrir sa table de légende dans les mois qui viennent –quelle cuisine pour le cerveau ou les papilles?

Avocat et algues au restaurant Noma © Jason Loucas
Avec le temps, la crédibilité du classement vilipendé en France par les chefs et la presse spécialisée s’est améliorée. Il faut désormais fournir des dates de visites et des factures si on vous les demande. Mais le n’importe quoi des verdicts n’a fait qu’entacher les résultats: la Coupole de Montparnasse a été citée dans les Best, une hérésie, et le danois René Redzepi, chef mythique du Noma de Copenhague, cuisinier des racines, des feuilles, du lichen, des grenouilles, des langoustines vivantes a été premier trois années de suite, tout comme l’Anglais Heston Blumenthal, trois étoiles à Bray-on-Thames près de Londres, second plusieurs fois.

Restaurant Noma à Copenhague
Le hic, c’est que ces deux restaurants archi-médiatisés, victorieux devant des chefs français, ont dû fermer leurs portes temporairement au public pour cause d’empoisonnements et d’hospitalisations pour de malheureux mangeurs, tout comme chez El Bulli, vingt plats en mini-portions mitonnés grâce à la chimie alimentaire… L’hôpital de Rosas tout près y accueillait les malades –et pas pour une seule nuit.
Oui, la cuisine française, partout répandue sur le globe, est mal vue, mal jugée par ces jurés plus proches du fooding et de l’expérimentation dans les assiettes que du classicisme à la française célébré, recommandé par le Michelin. Le chef trois étoiles Christian Le Squer au Cinq du George V vient d’être assassiné par un plumitif anglais du Guardian: tout ce qui est excessif n’a pas de valeur, le grand cuisinier breton n’a perdu aucun client.
«La restauration française rassemble le plus de votes, mais les suffrages sont éparpillés dans de multiples adresses», indique Hélène Pietrini, directrice des World’s Best. Le Michelin France compte près de mille tables étoilées.
En fait, les jurés des «World’s Best» privilégient la recherche culinaire, l’innovation à tout prix, la créativité exacerbée, les assiettes avant-gardistes de l’Italien Massimo Bottura, trois étoiles à l’Osteria Francescana de Modène (Italie), classé second en 2017, premier en 2016. Dans ce classement, la mode est à la cuisine excentrique: Bottura concocte des écailles croquantes à base d’eau de mer, de la cuisine de fakir –mais il fait aussi des pâtes à sa façon.

À l’Osteria Francescana
Au Japon, en villégiature pour deux mois au Mandarin Oriental de Tokyo, René Redzepi, chef sorcier, mitonne des tortues vivantes décapitées et du sperme de poisson frit –le phénoménal danois de Noma a affiché complet tous les soirs, 55.000 réservations en soixante jours!
La priorité reste les cuisines sud-américaine, péruvienne (Manko à Paris), mexicaine, scandinave: on pénètre là dans une autre planète de produits, de saveurs, de goûts, très loin des principes rigides d’Auguste Escoffier, chef du Ritz en 1900, lequel a codifié les règles de la cuisine française (sauces, cuissons, garnitures), reprises par des cuisiniers leaders en 2017: Christian Constant, étoilé au Violon d’Ingres à Paris, chef des Cocottes tout près, au Café Bibent à Toulouse et le Béarnais Yves Camdeborde (le Comptoir du Relais à Saint-Germain-des-Prés), dîner à 60 euros, appliquent les principes du maestro Escoffier grâce auxquels on mange la vérité disait Alain Chapel, le regretté trois étoiles de Mionnay dans l’Ain.
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Le répertoire traditionnel venu après Escoffier, la haute cuisine très française de Fernand Point à Vienne (le turbot aux deux sauces), de Paul Bocuse à Collonges au Mont d’Or (la poularde en vessie), des Troisgros à Roanne (le saumon à l’oseille, le chariot de desserts), de Georges Blanc à Vonnas (le poulet de Bresse, sauce à l’ail et au foie gras), de Joël Robuchon (la crème de chou-fleur à la gelée de caviar), d’Alain Ducasse à Monaco (la belle salade Riviera), tout ce vaste répertoire de finesse, de légèreté, de saveurs allégées prôné par Gault & Millau (les poissons cuits à l’arête), cette gestuelle précise s’est partout répandue, a essaimé dans les capitales du monde: Henri Gault décédé en 2000 et Christian Millau bien vivant ont eu la couverture de Time Magazine au début des années 1990.
Thomas Keller, le premier chef des États-Unis à avoir obtenu deux fois trois étoiles en Californie à Yountville et à New York (Per Se), a été formé chez Taillevent à Paris, faire-valoir de la cuisine de tradition, tout comme le suisse trois étoiles Frédy Girardet qui avoue avoir été bouleversé par la patte, le style, la simplicité des Troisgros à Roanne.
Et le chef écossais Gordon Ramsay, plusieurs fois étoilé à Londres, dit tout haut ce qu’il doit à Guy Savoy et Joël Robuchon dont il a emprunté les recettes majeures. Oui, la puissance de la cuisine française, sa renommée planétaire, la transmission permanente des recettes, des façons de faire, tout ce legs capital a fait progresser nombre de cuisiniers de tous pays, même en Asie. À l’Institut Paul Bocuse d’Ecully près de Lyon, un élève sur deux est étranger.
Notez que dans le Top 20 des «50 Best Restaurants», l’Américain Daniel Humm, classé premier du monde pour son immense talent au Eleven Madison Park de New York, dit clairement son admiration pour le français Bernard Pacaud, triple étoilé à l’Ambroisie de Paris, génial créateur de la feuillantine de langoustines aux graines de sésame, sauce au curry (sublime) et de la poularde demi-deuil apprise à Lyon chez la Mère Brazier de son vivant –deux fois trois étoiles en 1932 pour ses deux restaurants, une date dans l’histoire de la Table.

Canard et abricot au restaurant Eleven Madison Park
L’autre français de New York, Éric Ripert, chef trois étoiles du Bernardin, fêté comme la star de la cuisine de poissons et crustacés se classe au 17e rang, une honte absolue. Ce professionnel admiré par tous les toqués du globe a été sacré meilleur chef des États-Unis comme Alain Ducasse en 2000.

Au restaurant Bernardin, dessert au chocolat © Tammar
Pour ces deux personnages très impliqués dans l’art du bien manger, la transmission de la mémoire culinaire a été exemplaire et la filiation parfaite. Tout grand chef est un transmetteur zélé, pas forcément un créateur de plats: Bocuse a promu la cuisine lyonnaise et bressane, rien d’autre.
Avec le temps et l’évolution de la restauration étoilée, les choses de la bouche ont changé et d’autres chefs mythiques sont apparus: Alain Passard, prince des légumes, David Toutain, son disciple à Paris, Gastón Acurio, génial péruvien, inventeur du restaurant Manko à Paris toujours où les ceviche bien assaisonnés constituent les piliers de la carte. Et puis, la prépondérance du Japon, l’élite des chefs artistes du sushi et du sashimi, de la cuisine Kaiseki de noble origine ont envahi les métropoles d’Europe, des États-Unis, d’Amérique du Sud. Le cru est à la mode, les assiettes zen, dépouillées –et la naturalité chez Alain Ducasse au Plaza. En revanche, au bistrot mémoriel Allard il a maintenu le cassoulet et le poulet frites.
À Monaco, au Métropole, Joël Robuchon, pénétré des leçons de la philosophie nippone, a lancé Yoshi, une excellente table japonaise mariant la tradition, la modernité et le dépaysement par l’assiette –il y a autant de complets qu’au restaurant de cuisine méditerranéenne sur la terrasse du palace.

Sushis et makis au restaurant Yoshi © Marcel Jolibois
Mais l’événement majeur à Paris reste ces derniers temps la fulgurante percée de Nobu Matsuhisa, chef star japonais, qui a installé en 2016 un grand restaurant de spécialités bien à lui: plateau bento au déjeuner dans l’espace réservé à la Cuisine, la table française. L’effet mode des plats nippons a été tel que la direction a déplacé le répertoire franco-français dans le bar: priorité aux sushis, sashimis et wasabi, on refuse du monde chez Nobu presque tous les soirs! Comme au Bar des Prés, le japonais de la rue du Dragon ouvert par l’aveyronnais Cyril Lignac.
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Oui, la restauration de France s’est ouverte à d’autres influences: le cru, les légumes, les épices, les accords insolites sucrés-salés… En cela, le classement surprenant, moderniste des «50 Best» introduit des adresses sur tous les continents, cela s’appelle le nomadisme culinaire, le voyage par l’alimentation.
Restaurants cités
Mirazur
Le récital légumier et floral de Mauro Colagreco, un chef argentin qui met en valeur sa région.
• 30, avenue Aristide Briand 06500 Menton. Tél.: 04 92 41 86 86. Menus au déjeuner à 65 euros, 115 et 160 euros. Carte de 150 à 170 euros. Fermé lundi et mardi midi.
L’Arpège
La cuisine du chef botaniste, prince des jardins, l’art culinaire d’Alain Passard sont uniques à Paris. Plein aux deux services.
• 84, rue de Varenne 75007 Paris. Menu au déjeuner à 145 euros. Carte de 225 à 300 euros. Fermé samedi midi.
Alain Ducasse au Plaza Athénée
Dans le cadre luxueux de la salle à manger du palace, le trio poissons-légumes-céréales mis en œuvre dans la carte moderniste, légère et raffinée. Des innovations jamais vues. Très cher.
• 25, avenue Montaigne 75008 Paris. Tél.: 01 53 67 65 00. Menus à 210 et 390 euros. Carte de 220 à 300 euros. Fermé lundi, mardi et mercredi au déjeuner, samedi et dimanche.

Légumes du Château de Versailles, Alain Ducasse © Pierre Monetta
Yannick Alleno au Pavillon Ledoyen
Un beau récital de recherches culinaires à base de jus et de sauces, tout est insolite et surprenant.
• 8, avenue Dutuit 75008 Paris. Tél.: 01 53 05 10 01. Menus au déjeuner à 72 et 135 euros. Carte de 170 à 250 euros. Fermé samedi midi et dimanche.
Septime
La cuisine inventive et délicate de Bertrand Grébaut récompensée par l’étoile Michelin. Bon prix et table d’hôtes.
• 80, rue de Charonne 75011 Paris. Tél.: 01 43 67 38 29. Menus à 32 euros au déjeuner et 60 euros. Carte à 79 euros. Fermé samedi, dimanche et lundi au déjeuner.

Au restaurant Septime
David Toutain
L’ex-chef de l’Agapé Substance, élève de Passard, propose sa conception de la cuisine française: de l’invention, des mariages, des surprises. Plein aux deux repas, tarifs honnêtes.
• 29, rue Surcouf 75007 Paris. Tél.: 01 45 50 11 10. Menu au déjeuner à 55 euros, et trois menus équilibrés. Fermé samedi et dimanche.
Manko
Les spécialités péruviennes du maestro Acurio interprétées par l’espagnol Ruben dans un cadre étrange, en sous-sol, à deux pas du Théâtre des Champs-Élysées.
• 15, avenue Montaigne 75008 Paris. Tél.: 01 82 28 00 15. Déjeuner remarquable à 28 euros. Carte de 40 à 80 euros. Spectacle à 23 h 30 le weekend. Fermé samedi midi et dimanche.
Eleven Madison Park
Le chef Daniel Humm est le premier du classement des 50 Best, un formidable technicien qui emploie la cuisson sous-vide pour le porc et les légumes. Cadre sophistiqué.
• Metropolitan Life North Building, 11 Madison Ave New York. Tél.: +1 212 889 09 05. Au-delà de 75 dollars. Déjeuner et dîner.
Per Se
Le plus grand chef des États-Unis? Thomas Keller, francophile, réunit tous les suffrages: filet de bœuf bordelaise, oignons et pommes Maxim’s. Chocolat divin.
• 10, Columbus Circle à Manhattan, New York. Tél.: +1 212 823 9335. Au-delà de 100 dollars. Déjeuner et dîner.

Petit beignet aux palourdes au restaurant Per Se
Yoshi au Métropole de Monaco
La seconde table de Joël Robuchon dans ce grand hôtel décoré par Jacques Garcia. Le meilleur de la cuisine japonaise: sushis, sashimis et bœuf Wagyu au wasabi. Un must pour la Principauté.
• 4, avenue de la Madone 98000 Monaco. Tél.: +377 93 15 13 13. Menu au déjeuner à 39 euros. Carte de 70 à 230 euros. Fermé lundi, mercredi et à midi l’été.
Nobu Matsuhisa au Royal Monceau
C’est le fameux créateur de la cuisine nippone et péruvienne, des assemblages parfumés et savoureux. Vaste carte de spécialités originales: caviar et aïoli.
• 37, avenue Hoche 75008 Paris. Tél.: 01 42 99 98 80. Bento au déjeuner à 45 euros. Carte de 80 à 150 euros. Fermé samedi midi et dimanche midi.

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