La foire la plus puissante du Moyen-Orient revient avec une offre intéressante dans le domaine de l'art moderne. Elle fait aussi la part belle à l'art numérique.
Par Judith Benhamou
« Nous savons que le futur est source d'angoisse. Pour accueillir les visiteurs nous avons donc créé un avatar qui les accompagne dans leur parcours. » Brendan McGetrick est le directeur de la création du musée qui vient d'ouvrir à Dubaï : le musée du futur. Il aurait coûté entre 200 millions et 300 millions de dollars selon les dires de la presse locale. Son design singulier, signé d'un cabinet d'architecte local, Killa, se reconnaît immédiatement : une structure métallique en forme de bouée ovale géante recouverte de calligraphies qui reprennent des paroles du dirigeant de Dubaï, Mohammed ben Rachid Al Maktoum
Signe des temps et de l'esprit de la cité émiratie, on ne trouve pas d'oeuvres d'art à l'intérieur de ce musée. Conçu pour anticiper et apprivoiser les angoisses de l'avenir, il présente majoritairement des installations immersives interactives qui racontent les grands défis (écologiques, etc.). Si on parle d'angoisse, la plus forte en ce moment, au niveau mondial tient au conflit armé en territoire ukrainien à la suite de l'agression russe. Mais à Dubaï, la situation est singulière car on y croise beaucoup de Russes et d'Ukrainiens, qui ont l'habitude de venir dans ce territoire ludique et balnéaire à moins de six heures d'avion de chez eux.
stands consacrés à l'art numérique sur les 114 de la foire Art Dubai.
C'est dans ce contexte qu'ouvre la foire Art Dubai, quinzième édition, qui se tient du 11 au 13 mars 2022. Le directeur artistique de l'événement, Pablo del Val, note que « malheureusement, la région, avec les conflits moyen-orientaux est déjà accoutumée à entendre parler de guerres et de conflits ».
Cette année, de manière novatrice, Art Dubai est la première foire à se plonger dans l' univers nébuleux des NFT . Sur ses 114 stands de la foire, 17 sont consacrés à l'art numérique dont une grande majorité à ce nouveau phénomène artistique. Les jetons non fongibles (NFT) ne sont pas une forme nouvelle d'art mais un moyen d'inscrire dans la blockchain des données sécurisées et inamovibles relatives à la forme de la pièce (qui peut être de l'art ou pas) et à ses propriétaires successifs. Le moins que l'on puisse observer est que la suite d'écrans offerte dans la section numérique est de qualité inégale. Nombre de propositions tiennent plutôt de l'illustration animée.
Jennifer Stelco, installée dans les Emirats arabes unis, a créé depuis un an, dans le métavers (un monde virtuel accessible par Internet) avec ses deux associées de Morrow Creative, une galerie d'art qui propose d'aider à apprivoiser les NFT. Elle reconnaît qu'il s'agit d'un monde aux valeurs volatiles.
Sur son stand les oeuvres, payables en éthers (une monnaie numérique certifiée par la blockchain Ethereum) sont à vendre pour l'équivalent de 1.300 à 25.000 dollars. Le parrain de la section Art Digital est ByBit, une firme de Singapour, leader dans l'échange des cryptomonnaies avec les monnaies nationales. Le directeur de la communication de Bybit, Igneus Terrenus, admet lui-même que la majorité de l'offre artistique en matière de NFT n'est pas encore satisfaisante. « Beaucoup de choses proposées dans le marché NFT ne sont probablement pas de l'art et correspondent probablement à une démarche purement spéculative. Mais la technologie, elle, est bonne », confie-t-il.
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La partie la plus intéressante dans la section « traditionnelle » d'Art Dubai est celle consacrée à l'art moderne. Pour Benedetta Ghione, la directrice exécutive de la foire, la manifestation est un vivier au sein duquel se font des découvertes qui sont, par la suite, exposées dans le reste du monde. Elle donne l'exemple de l'artiste et poétesse libanaise Etel Adnan (1925-2021) qui vivait à Paris et qui a fait l'objet de nombreuses expositions ces dernières années.
« C'est à Art Dubai que Hans Ulrich Obrist, le directeur artistique de la Serpentine Gallery de Londres, l'a vu pour la première fois. » Cette année, le commissariat de la section consacrée à l'art moderne est assuré par ceux qui sont certainement les meilleurs connaisseurs de la création du début du XXe siècle au Moyen-Orient, Sam Bardaouil et Till Feilrath.
Ces derniers viennent, par ailleurs, d'être nommés directeurs du grand musée d'art contemporain de Berlin, la Hamburger Bahnhof. A des fins didactiques, ils ont exigé des exposants de la foire de consacrer leur stand à un unique artiste.
L'histoire de l'art des artistes du début du siècle au Moyen-Orient est encore à écrire précisément. La galerie Sfeir-Semler de Beyrouth et Hambourg montre le travail fascinant d'un Libanais, Aref El Rayess (1928-2005), tandis que dans la ville voisine de l'émirat, à Sharjah, la Sharjah Art foundation, lui consacre une rétrospective. El Rayess, talent méconnu auquel le marché ne s'intéressait pas jusqu'à la représentation de sa succession par Andrée Sfeir-Semler, il y a un an, était un peintre abstrait.
Aux enchères, son prix record pour une peinture de 1982 s'élève à 130.000 dollars chez Christie's en 2015. Dans les années 1960, l'artiste s'intéressait aux questions de représentation de l'espace et des particules. Il figurait ainsi des cellules en lévitation sur la toile dans de fascinantes harmonies colorées. Ses peintures sont à vendre à Art Dubai entre 40.000 et 100.000 dollars.
L'art africain contemporain figuratif est très à la mode en ce moment à l'échelle internationale et sept galeries africaines participent à Art Dubai.
La galerie Comptoir des mines de Marrakech expose un des grands classiques de l'art d'après-guerre marocain, Mohamed Kacimi (1942-2003). Dans ses abstractions de la fin des années 1960 aux années 1980, il aborde symboliquement les questions de fraternité, d'humanité mais aussi d'exil et de migration. Une exposition lui a été consacrée au Mucem, à Marseille, en 2018 et il fait partie d'importantes collections permanentes comme de celle du Musée d'art moderne de la Ville de Paris. Comptoir des mines propose des oeuvres entre 15.000 et 90.000 dollars. Aux enchères, les prix les plus élevés ont tous été obtenus au Maroc, jusqu'à 231.000 euros en 2019.
Enfin, l'art africain contemporain figuratif est très à la mode en ce moment à l'échelle internationale et sept galeries africaines participent à Art Dubai. De nombreuses galeries occidentales défendent aussi les artistes africains. C'est le cas du Sénégalais qui vit à Bruxelles Omar Ba (né en 1977). Sur le stand de la galerie Templon de Paris, Bruxelles et bientôt New York, il expose, comme à son habitude, une peinture faite d'une infinité de touches qui crée une mosaïque colorée. Elles forment avec virtuosité une composition animée par des personnages. « Superman and the constitution » est à vendre autour de 100.000 euros. L'artiste bénéficiera d'une exposition en septembre 2022 au musée de Baltimore et avant cela, en avril 2022 au Musée royal des Beaux-Arts de Bruxelles.
Art Dubai,du 11 au 13 mars 2022.Mina a'Salam, Jumeirah Beach Road, Al Sufouh, 1, Dubaï (Emirats arabes unis).www.artdubai.ae
« Omar Ba Superman and The Constitution I », 2021. Peinture Acrylique, crayon, huile, encre de Chine et stylo sur carton marouflé, 250 × 150 cm. Galerie Templon
Aref El Rayess, Sans titre, 1963, huile sur toile, 90 x 119 cm.Avec l'aimable autorisation de la galerie Sfeir-Semler Beyrouth/Hambourg et de la succession de l'artiste
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