Non, ça n’était pas gagné d’avance, et d’ailleurs ça finira mal
Souvent, le président Harry Truman se levait tôt. Très tôt. Avant de commencer sa journée de travail, et même avant de prendre son petit déjeuner, il quittait la Maison Blanche et se rendait à la National Gallery. Ces jours là, un gardien était spécialement posté devant le musée pour lui ouvrir la porte. Contemplant les Holbein et les Rembrandt, le président Truman notait ses impressions dans son journal intime : «c’est un plaisir de contempler la perfection, et de penser aux fainéants et aux  stupides modernes. C’est comme comparer le Christ à Lénine».
Cette critique des Modernes, et particulièrement de la peinture abstraite, rejoignait le sentiment de nombreux Américains; et du coup, ces artistes d’avant-garde européens qui avaient fui les fascismes se retrouvaient dans un environnement où les Modernes étaient a nouveau cloués au pilori. Tandis que l’Amérique, avec le Maccarthysme, refusait de pratiquer sur son propre sol ce qu’elle recommandait aux Européens. Faites ce que je dis, pas ce que je fais.
Au Congrès des Etats-Unis, le républicain du Missouri, George Dondero, déclarait que le modernisme était un assaut contre l’Amérique, proclamant que «tout l’art moderne est communisant»; et il ajoutait que :«le Cubisme cherche à créer un désordre organisé. L’Expressionnisme veut tout détruire en singeant ce qui est primitif et insensé. L’Abstractionisme veut tout tout détruire en créant des remue-méninges. Le Surréalisme cherche à nier la force de la Raison».
De même manière, des politiciens qui suivaient le raisonnement de Dondero, déclarèrent que «les artistes ultra-modernes sont inconsciemment manipulés par le Kremlin», et que l’art moderne était une forme d’espionnage. Il est vrai que beaucoup d’artistes abstraits avaient été financés par Franklin Roosevelt à l’époque du New Deal, et, à ce titre, étaient jugés suspects par les républicains. Ainsi par exemple, dans les années 1940 Jackson Pollock avait travaillé avec le muraliste mexicain David Alfaro Siquieros, un communiste. Par conséquent, pour Dandero, l’expressionnisme abstrait était un enfant monstrueux du communisme international.
Evidemment, les mandarins de la culture américaine pensaient le contraire, l’expressionnisme abstrait représentant la liberté et la libre-entreprise, et de surcroît c’était un art authentiquement américain.
Bref, le combat des expressionistes abstraits et de leurs promoteurs n’était pas gagné d’avance.
Mais la petite élite de la côte Est des Etats-Unis, celle-là même qui peuplait la CIA au plus haut niveau et qui influençait les arts, en particulier à New-York, ne l’entendait pas de cette oreille.
C’est pourquoi la CIA devait donc avancer doublement masquée : aux Etats-Unis en raison de l’opposition assez fréquente à l’art moderne, si souvent assimilé au régime communisme, et à l’étranger afin de ne pas apparaître trop ostensiblement dans le curriculum des artistes.
À telle enseigne la petite élite dont nous avons parlé précédemment s’y emploiera, sans qu’aucune règle ne soit jamais écrite; ce n’était pas nécessaire, car dans ce petit monde, tout le monde connaissait tout le monde, voire faisait partie de la même famille; c’était un univers de gentlemen. Effectivement on se croisait dans les mêmes conseils d’administration, dans les mêmes allées du pouvoir, dans les mêmes réceptions, dans les mêmes cocktails, dans les mêmes clubs huppés.
En outre le Département d’État américain avait émis une directive selon laquelle tout artiste américain ayant des liens avec le communisme ne pourrait être exposé dans des salons financés sur fonds publics. C’est précisément ce que Dwight MacDonald, journaliste et écrivain, désigna comme étant du Kulturbolchevismus, car étant énoncée au nom de la démocratie américaine, cette règle était équivalente aux politiques des dictatures contre l’art.
On vit alors les partisans de l’expressionnisme abstrait se tourner vers la CIA. Thomas Braden, journaliste travaillant pour la CIA dit «qu’il y avait beaucoup de problèmes avec le Congressman Dandero. Il ne pouvait pas supporter l’art moderne. Il pensait que l’art moderne était une farce, il pensait que c’était un pêché, il pensait que c’était horrible…là était le sublime paradoxe de la stratégie américaine pendant la Guerre Froide : pour promouvoir un art qui était l’expression de la démocratie, il fallait contourner le processus démocratique».
De surcroît et selon son habitude, la CIA se tourna vers le secteur privé pour l’aider dans son entreprise. La plupart des collections et des musées étant, aux Etats-Unis, privés, la CIA se rapprocha du Museum of Modern Art (MOMA), dont le président était Nelson Rockefeller (le MOMA avait été crée en 1929 par sa mère, Abby Aldrich Rockefeller). Qui plus est, Nelson Rockefeller était un partisan enthousiaste de l’expressionnisme abstrait, il accepta donc de coopérer, couvrant les murs de la Chase Manhattan Bank, qui appartenait à sa famille, de peintres de cette école.
Il faut savoir que Nelson Rockefeller était un ardent admirateur de Diego Rivera, le muraliste mexicain d’obédience communiste et révolutionnaire; il lui commanda une peinture murale pour le Rockefeller Center. Or cette peinture murale représentait entre autres personnages Lénine. Nelson Rockefeller demanda donc poliment à Rivera d’enlever Vladimir Ilich de sa peinture. Rivera refusa tout aussi poliment, Rivera fut dûment payé (21.000 dollars) et la peinture détruite au marteau).
«Il y a une façon perverse d’étudier cette question, dit le critique d’art Philip Dodd, qui consiste à dire que la CIA traita ce problème avec le plus grand sérieux. Ce qu’il y a de bien avec les politiciens lorsqu’il se mêlent d’art est que cela veut vraiment dire quelque chose pour eux, que ce soit les fascistes, les Soviets ou la CIA. Il y a donc un argument pervers qui consiste en ceci que dans les années 1950, la CIA était le meilleur critique d’art…ce que vous ne pouvez pas dire de tout le monde».
Voici ce que le peintre Budd Hopkins dit de Jackson Pollock : «Il était le grand peintre américain…si vous pensez à une telle personne, en premier lieu, il devrait être un vrai Américain, pas un Européen transplanté. Et il devait avoir les grandes vertus machos qui sont l’apanage des Américains -il devait être un dur- dans l’idéal il devrait aussi être taciturne, et si c’est un cowboy, tant mieux. Certainement pas quelqu’un de la côte Est, ni quelqu’un qui a fréquenté Harvard. Il ne devrait pas être influencé par les Européens, mais il devrait être influencé par nous-même les Américains -par les Mexicains et par les Indiens d’Amérique, et ainsi de suite. Il devrait avoir été nourri par notre sol, et non par Picasso et Matisse. Et il devrait être affublé du grand vice des Américains, le vice d’Hemingway, celui qui consiste à être un vrai soulard».
Nul doute, Pollock cochait toutes les cases.
Né dans un ranch du Wyoming -il parlait sans nuances, buvait beaucoup, traçant sa voie depuis l’Ouest sauvage. Il y avait bien sûr dans cette histoire une grande part de légende, Pollock n’était jamais monté sur un cheval et avait quitté le Wyoming alors qu’il était encore enfant. Mais ce passé imaginaire collait bien avec la légende. Pollock était un mélange de Marlon Brando et de James Dean.
Sa façon de peindre correspondait d’ailleurs a son image : sa technique, dite «action painting», consistait à poser une grande toile au sol et à l’asperger de peinture. Les critiques d’art américains y voyaient le triomphe de la peinture américaine, symbole de ce qu’était l’Amérique : vigoureuse, énergique, énorme.
Comme le dit le critique d’art Clement Greenberg : «Lorsque l’on constate à quel point le niveau de l’art américain s’est élevé dans les cinq dernières années, avec l’émergence de nouveaux talents pleins d’énergie et de contenu, tels que  Arshile Gorky, Jackson Pollock, David Smith, alors la conclusion s’impose, à notre grande surprise, que les bases de l’art occidental ont enfin migré aux Etats-Unis, et avec elles le centre de gravité de la production industrielle et du pouvoir politique».
Petit à petit, grâce à la CIA, au MOMA, au critique Greenberg, à Nelson Rockefeller, et à quelques autres mandarins de l’art et à quelques milliardaires, l’expressionnisme abstrait s’imposa sur la scène américaine (et sur le monde entier); sans doute, comme le dit Dwight MacDonald, «parce que peu d’Américains sont dans l’état d’esprit d’argumenter avec 100 millions de dollars».
Les artistes pouvaient maintenant s’acheter des maisons dans les stations ultra-chic des Hamptons, de Providence ou de Cape Cod. Et ressemblant plutôt à des traders qu’à des artistes, ils pouvaient maintenant poser pour le magazine Vogue ou pour Harpers Bazaar. Ce n’étaient plus des peintres, c’était des joueurs de Baseball…
Rothko et Gottlieb s’employèrent à éradiquer toute influence communiste dans le domaine de l’art, tandis qu’un autre artiste, Ad Reinhardt continua de pencher à gauche du spectre politique, traitant Greenberg de “Pape-dictateur“cet affirmant qu’un musée «devait être une «maison des trésors» et non pas une tombe». Reinhardt accusa ses amis peintres d’avoir succombé à la tentation de l’ambition et de l’avidité.
Frances Stonor Saunders fait le bilan. «Jackson Pollock fut tué dans un accident de voiture en 1956, alors que Arshile Gorky se pendit. Franz Kline se suicida par la boisson en quelques années. En 1965, le sculpteur David Smith mourut dans un accident de voiture. En 1970, Mark Rothko s’ouvrit les veines et mourut sur le sol de son studio en se vidant de son sang. Certains de ses amis pensèrent qu’il se tua parce qu’il ne pouvait assumer la contradiction entre le fait d’être inondé de récompenses matérielles pour un travail dont l’objet était de hurler contre le matérialisme bourgeois».
Décidément, l’argent ne fait pas le bonheur…
Prochain et dernier article de cette série mis en ligne Vendredi 12 mars :
Un cordon ombilical en or
Source : «Qui mène la danse ? La CIA et la guerre froide culturelle»,
Frances Stonor Saunders, Denoël 2003
Version originale en anglais:
(*) «Who paid the piper?  The CIA and the cultural cold war», Granta Books, 1999

Récapitulatif de la série
À l’aube du XXIéme siècle
par  Jacques Trauman

Saison 1
La « French Theory » et les campus américains
Episode 1. Erudition et savoir faireJeudi 25 février
Episode 2. Citer en détournantVendredi 26 février
Episode 3. Le softpower américain. Samedi 27 février

Saison 2
Comment New-York vola l’idée d’art moderne
Episode 1. Du Komintern à la bannière étoilée. Mardi 2 mars
Episode 2. En route pour la domination mondialeMercredi 3 mars
Episode 3. L’apothéose de PollockJeudi 4 mars
Episode 4. La guerre froide de l’art.Vendredi 5 mars

Saison 3
Aux sources du softpower américain
Episode 1. Guerre froide et « Kulturkampf »Mardi 9 mars
Episode 2. Quand les WASP s’en mêlentMercredi 10 mars
Episode 3. Ce n’était pas gagné d’avanceJeudi 11 mars
Episode 4. Un cordon ombilical en or. Vendredi 12 mars

Illustration de l’entête/ Mark Rotko. Huile sur toile 299,5cm/ 442,5cm (1952-1953). Guggenheim Bilbao
Diplômé de Sciences-Po Paris et MBA de Columbia University (New-York), il a commencé sa carrière dans des banques américaines, avant de devenir Directeur Général de Paribas à Tokyo et Hong-Kong. Il s’est ensuite occupé de fusions-acquisitions.


WUKALI se veut une certaine idée de l’art, c’est à dire du plaisir de la connaissance, ce besoin fusionnel et intemporel de l’amour du beau qui nous rend tous plus humains, une autre perception de la communication et de l’information culturelle.
« Le grand combat intellectuel de notre siècle a commencé, […] la Culture est devenue l’autodéfense de la collectivité, la base de la création et l’héritage de la noblesse du monde » Discours prononcé pour l’inauguration de la Maison de la Culture de Grenoble par André Malraux, le 13 février 1968.
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