Pour le populiste Viktor Orbán, la justice doit choisir le camp du peuple, pas celui des banques. (Photo Laszlo Balogh. Reuters)
Une employée de l’Ordre de Malte prévient : «Ça va être difficile de les rencontrer, ils ne parlent pas.» L’association caritative a été déléguée par le gouvernement pour sélectionner et aider les endettés à refaire leur vie dans un lotissement perdu au milieu des champs. Mais, très vite, «ils» parlent. Comme cette femme qui se raconte : incapable d’assumer les traites de son crédit hypothécaire en francs suisses, elle s’est fait expulser de chez elle. «J’ai entendu parler de ce quartier à la télé et c’est mon fils qui a trouvé les infos sur Internet pour envoyer une candidature.» Alors elle a quitté sa région, proche de la Croatie, dévastée par le chômage. Pour finalement atterrir dans des habitations flambant neuves, à 6 kilomètres de la première bourgade, Ocsa. «Ici, je ne connais personne, j’ai dû quitter tous mes amis.»
Le quartier ne ressemble à aucun autre dans le pays. Trop neuf, trop propre. Les 80 maisonnettes, dont une partie est encore inhabitée, sont toutes semblables, avec du crépi blanc et des tuiles rouges. Aucune possibilité d’emploi, mais Budapest n’est qu’à 30 kilomètres au nord et le loyer vaut le coup : l’équivalent de 55 euros pour une maison de 50 m2, 70 euros pour 70 m2. La femme insiste : «On nous fait passer pour des irresponsables, mais ce n’est pas comme si les banques avaient prêté à des miséreux sans boulot. Ça aurait vraiment pu arriver à n’importe qui.»
Aubaine. Elle ne croit pas si bien dire : un tiers des 3,8 millions de ménages hongrois ont contracté un prêt en devises entre 2005 et 2008, des crédits hypothécaires en francs suisses pour la plupart. Jusqu’à sa chute le 15 septembre 2008, Lehman Brothers semblait fringante et la Hongrie en pleine «convergence» avec la zone euro, qu’elle espérait intégrer dès 2010-2012. Comme on vend des petits pains, les banques faisaient des crédits en devises étrangères avec des taux d’intérêt trois fois moindres que ceux libellés en forints, la monnaie nationale. La banque centrale affichait des taux de base supérieurs à 10% pour contenir l’inflation. Une aubaine pour les ménages, mais aussi pour l’Etat, les municipalités et les entreprises.
Cette ruée vers un endettement facile, à moindre coût, était devenue un sport national. «En Hongrie, on a toujours vécu dans le mythe des produits étrangers, donc on avait confiance, ça ne pouvait qu’être mieux que les crédits en forints», raconte ainsi Zsuzsa, dans un bar de Budapest. Pour acheter un appartement, cette interprète avait pris en 2005 un crédit en francs suisses équivalent à 50 000 euros. Elle n’arrive pas à le revendre alors que ses mensualités ont plus que triplé. Tout cela fut possible avec la bénédiction du gouvernement de l’époque, prétendument socialiste, mais ouvert à tous les vents de la financiarisation néolibérale. Et de son ministre de l’Economie, Gordon Bajnai, aujourd’hui le principal opposant au Premier ministre de la droite nationaliste, Viktor Orbán.
Pourquoi ni le gouvernement ni la Banque centrale n’ont réagi ? En partie par accointances – «Ils étaient très proches des dirigeants des grandes banques», rappelle Bálint Ablonczy, journaliste à l’hebdomadaire de centre droit Heti Válasz. Mais aussi par opportunisme : ils ont surfé sur le gain de plusieurs points de croissance que le crédit facile représentait pour l’économie hongroise. Lorsque la crise a rattrapé un pays très exposé aux vents du marché, le forint a sombré, tandis que le franc suisse, devenu une valeur refuge, n’a cessé de s’apprécier, faisant mécaniquement exploser le coût des emprunts. Imparable. La catastrophe n’a pas tardé à se produire : «Des centaines de milliers de vies ont été saccagées, des dizaines de milliers de petites et moyennes entreprises ont fait faillite et la Banque centrale a perdu le contrôle de ses liquidités», rappelle Péter Róna, professeur d’économie à Oxford qui fut l’un des premiers à tirer, en vain, la sonnette d’alarme à l’époque.
Un désastre financier et humain dont la Hongrie ne se remet toujours pas : 560 000 crédits en devises sont encore présents dans l’économie, selon l’autorité de supervision financière hongroise (PSZAF). Et il y a urgence pour 150 000 ménages qui ont plus de quatre-vingt-dix jours d’arriérés avec leur bien immobilier en gage, à la merci de leurs créanciers. Près de 21 000 font déjà face à une procédure d’expulsion.
Le lotissement des endettés ? «Une goutte d’eau !» s’agace György Sümeghy, de l’ONG Habitat for Humanity, pour qui ce sauvetage des classes moyennes se fait «aux dépens d’un million de pauvres très mal logés». Les nouveaux habitants sont incités à cultiver leur petit lopin de terre attenant. Pas question que ce projet vitrine de l’aide aux endettés ne se transforme en un «ghetto misérable», comme le craint Sümeghy.
Pour ne pas faire tourner son propre compteur d’eau, Miklós va attendre l’installation du puits commun pour se lancer dans le jardinage. Son salaire d’ouvrier spécialisé chez Michelin – équivalent à 700 euros – est assez enviable en Hongrie, où la moitié de la population gagne moins de 375 euros. Mais voilà : il est amputé directement par la banque, l’autrichienne Raiffeisen, qui ne lui laisse que 250 euros pour lui, sa femme, Anita, et leur bébé. «C’est vraiment légal de ponctionner comme ça mon salaire ?» s’interroge Miklós. «Plus question de partir en vacances, ajoute Anita. C’est vrai que de l’extérieur, ça fait un peu camp de concentration, ce quartier. On n’est pas si mal, mais je ne veux pas vieillir ici.» En 2008, le couple avait contracté un crédit en francs suisses pour acheter une maison de 50 000 euros. De 200 euros au départ, les remboursements mensuels ont vite doublé… puis triplé. «On se doutait bien que le prêt allait gonfler un peu, mais pas à ce point-là. L’Etat n’aurait jamais dû laisser autant de gens s’endetter comme ça.» Et les banques ? «Faudrait les faire exploser…» Ces prêts ? Des produits véreux, estime l’économiste Péter Róna. «Une sorte d’arrangement dans lequel l’une des deux parties a le pouvoir de changer les obligations de l’autre, du jour au lendemain, comme bon lui semble. Depuis que le droit romain existe, ça ne s’est jamais vu.» Des modifications unilatérales des contrats assurant tous les profits aux banques et tous les risques aux emprunteurs.
Fardeau. La bataille se joue dans la rue – «A bas les banques !» scandent régulièrement les endettés à Budapest – mais surtout sur le terrain juridique. Le gouvernement presse la Cour suprême de statuer sur la légalité de ces prêts car, à ce jour, 2 500 affaires ont été portées devant les tribunaux. Pour le populiste Viktor Orbán, la justice doit choisir le camp du peuple, pas celui des banques. Depuis son accession au pouvoir en 2010, il tente d’imposer au secteur – détenu à 80% par des établissements étrangers – la prise en charge d’une partie du fardeau des dettes. Il a interdit les prêts en devises étrangères, ce qui vaut à la Hongrie, depuis le 28 juin, une procédure d’infraction de la Commission européenne. Il a, le 12 septembre, dégainé un «plan de défense national contre l’endettement», qui contraint les banques à appliquer des taux de change fixes préférentiels pour les ménages capables de rembourser la totalité de leur emprunt. Il a enfin dévoilé le 5 novembre une extension de ce programme d’aide. «Impensable il y a quelques années, quand le gouvernement des socialistes libéraux répétait à l’envi que les marchés et les banques, c’était bien, et que l’Etat c’était mal», commente Bálint Ablonczy.
«Tout ça, c’est purement électoraliste», dénonce Tibor Nagy Attila, politologue au Centre for Fair Political Analysis. Les législatives prévues au printemps jouent en faveur des endettés. Orbán a fait du désendettement une question de souveraineté nationale et une bataille politique. Et n’entend pas laisser sombrer cette classe moyenne qui constitue le cœur de son électorat.
© Libé 2022
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