Lors du discours de Kim Jong-un pour la nouvelle année, à Pyongyang, le 4 janvier. (Photo Kim Won-jin. AFP)
Question posée par Emilie sur CheckNews, le 11 octobre 2017.
Pour répondre à votre question, CheckNews a contacté un Européen (parmi la centaine d’expatriés qui travaille en Corée du Nord pour les ambassades, ONG et agence des Nations Unies) rentré d’une longue mission humanitaire en Corée du Nord. Kevin (1) nous a décrit ce qu’il a vu, et a analysé les différences entre ce que peut voir un expatrié par rapport à ce que voit un journaliste. Pour autant, on ne peut pas affirmer que c’est la «réalité» nord-coréenne puisque, comme il l’explique, même les Coréens ne savent pas exactement ce qui se passe dans leur pays. Ci-dessous, retrouvez son témoignage.
«C’est difficile de répondre à cette question, le gouvernement coréen réussit à maintenir l’opacité sur la situation. Tout le monde n’a qu’une vision parcellaire de la Corée du Nord. Les journalistes sont systématiquement accompagnés, ils ont à peu près la même vision que des touristes lambda qui viennent en Corée du Nord, voire moins car le gouvernement se méfie particulièrement d’eux. Les guides ne les emmènent que sur des sites modèles pour qu’ils diffusent de belles images de la Corée, principalement à Pyongyang. Ils ne peuvent voir et photographier que ce que le gouvernement veut bien leur montrer, ce qui, selon lui, rend une image avantageuse de leur pays. C’est pourquoi on retrouve souvent les mêmes images d’un reportage à l’autre. Les seuls moments où les journalistes peuvent sortir de la propagande, c’est quand ils sont dans les transports entre deux sites et voient la campagne.
«Pour les humanitaires et les travailleurs des Nations unies, c’est différent. Le gouvernement ne peut pas nous montrer que des sites parfaits, sinon on n’aurait aucune raison d’être là. On va donc régulièrement dans les provinces pour nos projets, et on a ainsi l’occasion de visiter des fermes collectives, des écoles, des hôpitaux ou cliniques de campagne, des entrepôts, etc. Cependant, tout est relatif, nous aussi on ne voit que ce qu’on veut bien nous laisser voir, on est systématiquement accompagnés lorsqu’on sort de Pyongyang. Mais les Coréens se retrouvent souvent à hésiter entre nous montrer une situation grave pour attirer les fonds humanitaires, et une situation qu’ils pensent avantageuse pour le régime, qu’on repère rapidement lorsqu’on a passé plusieurs années dans le pays.
«Enfin, les Coréens eux-mêmes sont maintenus dans l’ignorance de ce qui se passe de leur pays, par des limitations de déplacement, et la propagande d’Etat – notamment la télévision. Les habitants de Pyongyang ne connaissent pas vraiment la situation en province.
«Pour répondre rapidement à la question, je dirais donc que ce que diffusent les médias français est une petite partie de la réalité. On peut reprocher aux reportages d’être souvent trop simplificateurs et d’avoir une tendance à exagérer les pratiques extravagantes du régime communiste au lieu d’entrer en profondeur dans le sujet, mais c’est aussi dû à la faiblesse des informations auxquelles ils ont accès.»
«On n’est autorisé à ne prendre que des photos que le régime considère comme valorisantes. Des statues des leaders par exemple, les nouveaux quartiers, les parcs de loisirs, le marathon, une belle plage ou des montagnes… Mais on n’a théoriquement pas le droit de prendre des photos plus précises, de personnes, de maisons ou de magasins, d’un pont… A Pyongyang, où nous sommes plus libres de nos mouvements, ils ne peuvent pas tout contrôler et on arrive à tirer quelques portraits, mais en province, il faut systématiquement demander l’autorisation à notre accompagnateur, et c’est la plupart du temps refusé. Quand on prend des gens en photo et qu’ils le remarquent, par exemple des enfants qui font du vélo ou de la luge, ils arrêtent tout ce qu’ils font. Notre officier de liaison (le Coréen qui est détaché pour faire le lien entre nous et le ministère des Affaires étrangères) peut demander à tout moment à regarder nos photos, et nous en faire supprimer certaines.
«Pour revenir à votre question, on va voir par exemple dans tous les reportages des photos du métro, car ils en sont très fiers, ce serait un des plus profonds au monde. Pour y aller, il faut une autorisation de visite. On ne peut pas le prendre tout seul.
«Dans les lieux publics, comme les parcs d’attractions, c’est plus facile car eux aussi commencent à avoir des smartphones avec lesquels ils peuvent prendre des photos ou des vidéos. Ils peuvent même probablement aller sur leur intranet local. Je sais qu’ils ont une espèce de Wikipédia local puisqu’un jour, je discutais avec un collègue de la hauteur d’une montagne, et il est allé vérifier sur son smartphone.»

«Les étrangers ont accès à Internet. Je ne sais pas par quel canal ça passe, mais plusieurs compagnies existent pour nous connecter. Ça marche plutôt bien ! Par contre, les Coréens ne sont pas autorisés à s’y connecter. Ils n’ont accès qu’à leur intranet, que le gouvernement essaye d’étendre à l’ensemble du pays. Les gens peuvent s’y connecter dans les universités, les bibliothèques… Voici à quoi cet intranet est censé ressembler.
Pour ce qui est du téléphone mobile, le réseau est assez développé et il y a quelques portables dans les campagnes. Il existe un réseau spécial pour les étrangers. Seuls quelques Coréens ont une puce leur donnant accès à ce réseau. Concrètement, on ne peut pas appeler des Coréens et ils ne peuvent pas nous appeler. Et en cas de problème, ils ne nous prêteront jamais leur téléphone. Il n’y a pas beaucoup de doute sur le fait qu’on est sur écoute.»
«Hors de Pyongyang, on est toujours accompagnés d’un traducteur et d’un chauffeur. Les seuls qui peuvent se balader sans accompagnateur, mais avec autorisations (pour un trajet donné), ce sont les personnels d’ambassades.
«Dans Pyongyang, on va où on veut sauf dans la “cité interdite”, un quartier du centre où habitent les cadres du Parti des travailleurs et selon la rumeur, Kim Jong-un.
«Néanmoins, si on s’approche trop d’un endroit avec des tentes militaires (qu’on retrouve en général dans tous les chantiers de construction), on nous fait comprendre qu’il faut faire demi-tour. Dans certains magasins, on n’a pas non plus le droit d’entrer… sans savoir pourquoi. Ni dans les bâtiments administratifs, dans les écoles ou les immeubles d’appartements. C’est impossible de rentrer chez quelqu’un.
«On habite dans le quartier diplomatique, où il y a un petit supermarché pour les expatriés. Mais on peut aussi aller dans certains bars et restaurants de la ville autorisés à recevoir des étrangers. Théoriquement, on ne peut pas payer en monnaie locale, le won. Les euros, yuans et dollars sont donc acceptés dans ces restaurants. Mais on peut quand même changer de l’argent pour acheter des produits dans le seul marché de la ville où on a le droit d’aller… Bon, c’est vrai qu’au final, on ne peut pas vraiment aller partout…
«Nos contacts avec les Coréens sont quand même très limités, principalement nos collègues de travail qui restent très fermés sur leur vie personnelle, et lorsqu’on achète des produits ou qu’on va au restaurant… Cela n’est pas arrangé par la barrière de la langue…
«Quand ils savent qu’on a le droit d’être là, ils sont très sympas. S’ils doutent, ils ont tendance à se rétracter et à s’éloigner pour ne pas nous parler. Par exemple, dans les lieux de loisirs, les parcs, piscines, restaurants, ils te sourient, et peuvent même rigoler avec toi… Mais dans les quartiers populaires, tout le monde te regarde de travers et a tendance à fuir.
«Pour les loisirs, il y a pas mal de petits parcs de quartier avec des jeux pour enfants, un terrain de volley et de basket, les vieux jouent aux échecs coréens… Ils s’y retrouvent notamment pour les jours fériés pour un barbecue, danser et chanter. Ils aiment beaucoup le karaoké, et se retrouvent pour discuter dans des bars à bières. Mais il y a aussi des trucs plus gros, que le gouvernement mets en avant : ils peuvent donc aller au parc aquatique, ils ont deux parcs d’attractions, un zoo, une patinoire, des piscines… Nos traducteurs nous assurent que tout le monde peut y aller mais dans les faits, ce n’est pas très clair. Tous les travailleurs sont dans des unités de travail, et il semblerait qu’on leur dise “vous avez bien travaillé, on va tous au parc d’attractions”.
«Tout ça correspond à la vie à Pyongyang… En dehors de la capitale et des quelques grosses villes de province, je pense qu’il n’y a que très peu de loisirs.»
«Nos collègues ne sont pas nos employés. Ils sont employés du ministère des Affaires étrangères nord-coréen, qui les détachent dans les organisations étrangères pour nous servir de chargés de projet, d’officiers de liaison, de traducteurs, de comptables, etc. La plupart parlent anglais, sauf les chauffeurs. Ils travaillent avec nous la semaine, mais doivent aussi participer à des réunions en soirée pour faire des rapports sur leurs/nos activités. Les samedis, ils ont des lectures de textes de leurs grands leaders ou des réunions d’information. Ils doivent aussi travailler si besoin le dimanche, notamment lors des pics de travail agricole comme le repiquage et la récolte du riz.
«Les relations avec eux, souvent sympathiques, restent spéciales : ils ne peuvent pas nous dévoiler leur vie personnelle, ce qu’ils ont fait le week-end dernier par exemple… Ils ne peuvent pas nous inviter chez eux et doivent obtenir une autorisation de leur hiérarchie pour participer à un pot de départ.
«Les discussions sont souvent terre à terre : sport, alimentation, météo, coutumes locales, mais les lancements de missiles et l’impact des tensions internationales sur notre travail nous donnent parfois l’opportunité d’aborder des sujets plus politiques, même si on obtient quasiment toujours qu’une réponse “officielle”, une phrase évasive ou carrément aucune réponse.
«On reste quand même toujours frustré de l’opacité générale : parfois, le soir, ils partent, ils se sont lavés, mis sur leur 31, tu sais qu’il se passe quelque chose mais ils ne te répondent pas, ne te disent pas ce qu’ils vont faire. La relation est très déséquilibrée entre tout ce qu’eux doivent savoir sur nous et nos activités, et le peu que l’on sait sur eux.
«Il paraît que ces quelques Coréens, après trois ans de travail au contact rapproché des étrangers, font un stage de “rééducation”. C’est une rumeur, impossible à vérifier.»
«Ce qui est marquant, c’est le contraste entre ce que tu vois par rapport à ce qu’ils veulent présenter. Les Coréens voient en boucle aux informations des appartements modèles confortables, des hôpitaux flambant neufs, des salles de cours high-tech, des fermes hypermécanisées. Mais quand tu vas dans les campagnes, la situation est bien différente : coupure d’électricité la majeure partie de la journée en hiver, pas de réseau d’eau, quelques tracteurs des années 60, cliniques délabrées…
«Dans les écoles, parfois il n’y a pas d’eau. Les cuisinières ont juste un couteau et il n’y a pas assez de couverts pour chaque enfant.
«Mais tout est fait pour faire penser aux Coréens que leur situation est bonne : affiches et slogans, radio nationale en boucle dans les villages, réunion idéologique, chansons patriotiques sur les chantiers… Un slogan qui revient souvent est “nous n’avons rien à envier au monde”. Entre 5 et 6 ans, les enfants des campagnes passent un an à l’école, ils dorment et vivent sur place pour apprendre la vie en collectivité.
«Le gouvernement s’assure de l’obéissance aux messages d’Etat par une forte présence policière et militaire, et parce que les Coréens se surveillent entre eux.
«Et bien sûr, la propagande inclut le culte des “grands leaders”, avec des grandes mosaïques en leur honneur dans chaque village, des «Immortality Towers», des statues de bronze. Devant ces monuments, il y a toujours des gens en train de balayer, y compris des enfants. Ils viennent avec leurs balais, juste pour ça. Dans toutes les rues, on voit un peu partout des fresques de propagande à la gloire de la Corée unifiée et des leaders.»
«Lors d’un essai nucléaire ou balistique, on est souvent au courant très rapidement, soit par Internet et les médias Japonais ou sud-coréens, soit via les ambassades. Le plus souvent c’est tôt le matin, mais pour le dernier essai nucléaire (3 septembre 2017), c’était vers midi. En général à 15 heures ou à 20 heures, il y a l’annonce officielle aux Coréens. Nous, on s’inquiète de savoir quelle va être la réponse des Etats-Unis, les ambassades mesurent la radioactivité de l’air mais le site d’essai est trop éloigné de Pyongyang pour mesurer quoique ce soit.
«Les Coréens, eux, ils sont tous devant un écran à 15 heures pile, au travail ou dans la rue. Je ne sais pas comment mais ils sont prévenus qu’il va y avoir une annonce. Quand c’est annoncé, ils applaudissent devant la télévision. Dans les jours qui suivent, il y a des célébrations, en général un feu d’artifice, des danses, les défilés des cars de scientifiques de l’armée dans les rues de Pyongyang pour être salués.
«En tant qu’expatrié, on est invité lors de grands événements à des parades militaires, des concerts, au 20e anniversaire de l’accession de Kim Jong-il à la tête du parti, au Palais de Kim Il-sung où il y a son mausolée, par exemple. Les ambassades de l’Union européenne boycottent ces manifestations. Nous, c’est notre officier de liaison, qui est plus ou moins strict et nous fait comprendre s’il faut absolument s’y rendre ou pas. On ne sait jamais à quel point on est vraiment obligé, mais ils nous le font comprendre.»
(1) Le prénom a été modifié.
© Libé 2022
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