Au moment de sa création en 1964, le dinar algérien valait 0,2 dollar américain. Cela signifie qu’un dollar américain s’échangeait  à  5 Dinars algériens. En 2020, un dollar américain avait un cours de change d’environ 130 Dinars algériens.
Cette évolution peut être considérée comme spectaculaire, particulièrement lorsqu’on la compare à la trajectoire empruntée par la monnaie nationale d’un pays voisin de l’Algérie, à savoir le Maroc. En effet, le dirham marocain est passé d’une valeur de 4 en 1964 (1 dollar égal à 4 dirhams) à environ 9 en 2020 (1 dollar égal 9 dirhams).
Ces trajectoires assez divergentes des évolutions respectives des valeurs externes des monnaies de pays proches sur le plan géographique et également sur le plan économique (le Maroc et l’Algérie appartiennent à la même catégorie de revenus selon la classification de la Banque Mondiale) trouvent-elles une explication scientifique ?
Pour répondre à cette question, il conviendrait  d’interroger les deux principales théories explicatives des évolutions des taux de change à long terme, à savoir :
Celle considérant que la dynamique des taux de change dépend en longue période du solde des échanges extérieurs (la balance des opérations courantes, c’est-à-dire la balance commerciale plus les transferts des nationaux résidant à l’étranger). Cette théorie stipule que les pays dont le taux de change se déprécie en longue période, tel le cas de l’Algérie ( pays  à monnaie faible) sont ceux dont le solde des échanges extérieurs a tendance à être déficitaire et  symétriquement, les pays dont le taux de change s’apprécie en longue période ( pays à monnaie forte) sont ceux dont le solde extérieur a tendance à être excédentaire.
Cette corrélation est souvent prouvée dans les faits : l’appréciation du taux de change effectif du mark de 3 % par an en moyenne durant la période s’étalant du milieu des années 1960 jusqu’aux années 1990 est due aux excédents extérieurs quasi permanents enregistrés par l’Allemagne durant cette période ; l’appréciation du taux de change du yen (+100 % de 1985 à 1995) est liée aux  excédents structurels de la balance commerciale enregistrés par le Japon durant cette période ; la baisse tendancielle de la livre égyptienne durant les quarante dernières années ( le taux de change de la livre égyptienne est passé d’un cours de 1 dollar égal à 0,43 livre en 1973 à 1 dollar égal à 7,83 livres en 2015) s’explique dans une large mesure par le déficit structurel du solde de la balance commerciale de ce pays (le taux de couverture des importations par les exportations se situe à moins de 30% en moyenne).
Celle considérant que la dynamique des taux de change dépend en longue période des prix relatifs, c’est-à-dire du niveau des prix du pays concerné (taux d’inflation) comparé au reste du monde. Cette théorie se fonde sur la logique suivante: supposons que la production mondiale est constituée d’un seul produit et supposons que le prix de ce produit augmente dans un pays donné, cela fera que son taux de change va se déprécier , notamment sous l’effet de l’importation dudit produit  de l’étranger, jusqu’au point où le prix du produit concerné dans ce pays sera égal à son prix à l’étranger ; le taux de change compense en effet le différentiel de prix entre les pays.
Cette corrélation est prouvée dans les faits particulièrement dans les pays à très forte inflation. A titre d’exemple, la forte dépréciation du taux de change du peso mexicain entre 1983 et 1988 (le nombre de pesos qu’il était possible d’acquérir en contrevaleur d’un seul dollar américain est passé de 144 en 1983 à 2281 en 1988) est due au dérapage des prix durant cette période (le niveau des prix mexicain a augmenté de 2300% entre 1983 et 1988).
L’application de ces deux principales théories au cas du dinar algérien aboutit à un échec, dans la mesure où lesdites théories s’avèrent incapables de nous livrer une justification assez convaincante de cette baisse tendancielle assez spectaculaire du dinar algérien, cela, pour les deux principales raisons suivantes :
-Le solde de la balance commerciale de l’Algérie, certes assez volatil ( il fluctue d’excédents en déficits selon l’évolution des cours du pétrole) a enregistré un excédent qui s’élève à environ 1% en moyenne durant la période 1964-2020 ; cette évolution n’explique en aucune mesure cette chute du taux de change du Dinar.
– Le taux d’inflation moyen s’est établi à 8,6% durant la période s’étalant de 1970 à 2020, évolution largement insuffisante pour expliquer une dégradation assez spectaculaire du taux du Dinar algérien.
Cet échec de la boite à outil conventionnelle de l’économie des taux de change devrait-elle nous inciter à arrêter cette quête de recherche de la vérité sur les raisons de cette chute extraordinaire de la valeur externe du Dinar algérien ? Ou faudrait creuser davantage ? Creuser suggère tout d’abord l’identification de la date ou des dates exactes de ce « dérapage du Dinar »
En fait jusqu’au milieu des années 1980, la valeur du dinar était stable, cela pour deux principales raisons : d’une part, la fixité des taux de change de toutes les monnaies du monde contre le dollar américain jusqu’à 1973 (système de Bretton Woods mis en place en 1944) et, d’autre part, la bonne tenue des prix du pétrole de 1973 jusqu’à 1986 (la balance des paiements était excédentaire).
L’année 1986 marque une première rupture dans la politique du taux de change adoptée par l’Algérie depuis son indépendance. En effet, pour compenser l’érosion exceptionnelle des recettes en devises (les recettes d’exportation des hydrocarbures chutent à 7,2 milliards de dollars contre 12,7 milliards de dollars en 1985 et 14 milliards de dollars en 1978) l’Etat a eu recours à deux mécanismes pour réguler sa balance des paiements avec l’étranger : l’endettement extérieur et l’ajustement du taux de change de sa monnaie ( le  Dinar  a été dévalué de 31% entre 1986 et 1988 par rapport aux monnaies du panier).
Cette rupture a été suivie d’une « fracture » en 1994, suite à l’adoption par l’Algérie d’un mode de gestion flexible du taux de change (une sorte de flottement contrôlé par la Banque centrale), mode ayant été établi dans le cadre du programme d’ajustement structurel avec le FMI (1994-1998) imposé à l’Algérie dans le cadre du plan de rééchelonnement de sa dette extérieure (elle avait atteint le niveau insoutenable de 70% du PIB). Ce mode a enclenché un processus de glissement progressif du dinar :  durant la période du programme d’ajustement structurel , la valeur du dinar est passé de 18 ( 1 dollar égal à 18 Dinars) à une valeur de  58 ( 1 dollar égal à 58 Dinars).
Ce processus  de glissement progressif du dinar est devenu après 1998 le mode exclusif d’ajustement de la balance des paiements de l’Algérie : l’Etat déprécie le taux de change quand la balance des paiements accuse un déficit , puis il laisse le taux de change inchangé quand cette balance enregistre un excédent ( l’Etat ne réévalue pas le taux de change, car cette décision engendrerait une moins value en matière de recettes budgétaires exprimées en dinars)
Alors , pourquoi l’Algérie se trouve t-elle dans cette situation ?  Cette question en appelle deux autres : pourquoi la balance des paiements de l’Algérie est très volatile (elle bascule d’excédents importants en déficits excessifs) ? et pourquoi ce pays  utilise le taux de change comme instrument quasi-unique d’ajustement des déséquilibres de sa balance des paiements ?
Concernant la première question, la volatilité de  la balance des paiements algérienne est due à sa forte sensibilité  aux prix du pétrole, laquelle sensibilité demeure liée à deux principales raisons : d’une part,  la faible diversification des exportations algériennes (presque un seul produit à l’exportation, les hydrocarbures , qui  représentent 98% des exportations), ce qui rend cette balance plus vulnérable à la baisse des prix des produits exportés sur le marché international et, d’autre part, la rigidité à la baisse des dépenses globales de l’économie, notamment celles relatives aux importations, en raison essentiellement de de la forte présence du secteur public (les salaires du secteur public sont immuables contrairement au secteur privé).
S’agissant de la deuxième question, l’utilisation du taux de change comme instrument quasi-unique d’ajustement des déséquilibres de sa balance des paiements s’explique par le fait que l’Algérie ne peut pas ou ne veut pas utiliser les autres instruments d’ajustement de la balance des paiements, tels, la réduction des dépenses publiques, l’endettement extérieur et la cession des actifs publics, etc.
Pour la réduction des dépenses publiques, il s’agit d’un problème commun à tous les pays, notamment ceux en développement, car ces dépenses sont constituées essentiellement de salaires des fonctionnaires lesquelles sont protégés par des contrats très rigides qui empêchent la réduction des effectifs ou la baisse de ces salaires.
Pour ce qui est des autres instruments à savoir l’endettement extérieur et la cession des actifs publics, la réticence du pouvoir algérien à recourir à ces deux instruments se justifie officiellement par la crainte de perte de la souveraineté nationale. En réalité, ce n’est pas cette souveraineté qui est en cause mais plutôt les intérêts des lobbies des importateurs souvent proches de l’appareil de l’Etat.
Pour schématiser , le système actuel ressemble à celui d’une large famille, vivant d’une rente (les recettes pétrolières) , famille dans laquelle le père (l’Etat) distribue  des bons d’achat (des dinars) à une large majorité de ses enfants ; ces bons servent par la suite à acheter des produits (les importations) auprès d’une minorité d’enfants privilégiés (les importateurs). Pour pérenniser ce système, l’Etat procède à chaque fois que ses recettes diminuent (en raison notamment de la baisse des prix du pétrole sur le marché international) à la revalorisation de ces bons d’achat à travers la dépréciation de la valeur externe de la monnaie nationale. Cette dépréciation réduit le pouvoir d’achat desdits bons et permet par conséquent d’équilibrer le budget de la famille.
Ce modèle atypique pose un défi conceptuel pour les experts du FMI qui classent souvent le régime de change de l’Algérie parmi la catégorie « autres arrangements gérés », soit une catégorie  résiduelle  utilisée par cette institution  lorsque l’arrangement de taux de change choisi par le pays concerné ne remplit pas les critères de toutes les autres catégories conventionnelles.
Ce régime monétaire permissif de cette dégradation tendancielle de la valeur externe du dinar s’avère  ainsi comme un choix par défaut des autorités algériennes, face au refus de ces autorités à recourir à l’endettement extérieur , refus lié à la crainte d’engager des réformes économiques qui seraient susceptibles de menacer les intérêts des lobbies des importateurs souvent proches de l’appareil de l’Etat.
D’après les éléments relevés à la lecture de l’ouvrage de Abdeltif Rebah, « l’économie algérienne : le développement national contrarié », ce cercle vicieux résulte de l’échec des autorités algériennes au début des années 1990 à assurer la transition d’une économie socialiste planifiée à une économie de marché.
En effet, après la chute du mur de Berlin en 1989, un nouveau modèle de gestion de l’économie s’est érigé en tant que modèle dominant : il fut imposé par les grandes puissances, notamment les Etats-Unis, la Grande Bretagne, l’Allemagne, la France, etc. ; les autres pays qui étaient dans leur majorité sous des programmes d’ajustement structurel (ces programmes concernaient environ 100 pays) étaient obligés de s’y aligner.
Ce modèle d’obédience libérale , qui se caractérise par la réduction de l’implication de l’Etat dans l’économie en faveur des forces du marché, a engendré un bouleversement du mode de gouvernance de ces différents marchés : le modèle d’allocation directe des ressources par l’Etat à un prix administré faible a cédé sa place à celui d’allocation par les entités privées à un prix déterminé librement par les forces du marché.
Ce nouveau modèle d’allocation des ressources s’articule autour des trois libertés suivantes : liberté de l’offre ( qui implique la liberté d’accès de plusieurs opérateurs privés  aux différents secteurs d’activité : offre concurrentielle privée d’origine nationale ou étrangère( investisseurs étrangers) au lieu d’une offre monopolistique assurée par  une entreprise publique) ; liberté de la demande ( ouverture du marché intérieur aux produits étrangers concurrents : libéralisation du commerce extérieur) et liberté de la détermination des prix par les forces de l’offre et de la demande.
Pour assurer une bonne  transition  d’un modèle d’allocation directe des ressources par l’Etat  à celui d’allocation par des mécanismes  de marché( les trois libertés précitées), les pays en question devaient mettre en place un ensemble de réformes économiques fondamentales, réformes qui concernent naturellement les aspects précités  relatifs à la liberté de l’offre et ceux relatifs à  la liberté de la demande.
Ainsi, en matière de réformes relatives à la reconfiguration de l’offre, cela concerne la mise en place d’un cadre institutionnel et règlementaire (système juridique protégeant la propriété : loi sur le commerce, sur l’entreprise, sur l’investissement, etc.) favorable à la production et son corollaire l’investissement : encourager les opérateurs privés particulièrement ceux d’origine étrangère à  planter « leur arbres fruitiers »  et à pérenniser leur fécondité . Un élément clé à souligner à cet égard est que les Etats n’ont plus la liberté de choisir le type d’arbres à planter ; l’économie s’étant mondialisée et les pays se devaient de s’intégrer dans une chaîne de valeur mondiale dictée par les grands groupes multinationaux. Il s’agit d’un élément extrêmement important à souligner à ce titre, car tous les pays  qui ont mené à bien leur transition vers l’économie de marché comme la Hongrie, la Tchéquie , la Slovénie et même la Chine ont emprunté cette voie  en attirant des investisseurs étrangers (plus de 50% des exportations de ces pays sont réalisées par des investisseurs étrangers). Il convient de relever à ce titre que l’Algérie a déployé un effort important pour la mise en place d’un cadre réglementaire favorable aux investissements étrangers (la loi sur la monnaie et le crédit de 1990 a été suivie d’une succession de Codes toujours soucieux d’attractivité et de dispositions incitatives en faveur du capital étranger) sans toutefois pouvoir drainer des flux suffisants d’investissement : durant les trente dernières années, les investissements étrangers hors hydrocarbures n’ont pas pu dépasser 200 millions de dollars par an en moyenne contre environ 2 milliards de dollars au Maroc(le Maroc a donc reçu dix fois plus d’investissement étranger que l’Algérie). Cela est dû au manque de confiance des investisseurs dans les institutions de ce pays .
En effet comme le note le professeur d’économie au MIT Blanchard (1999), « il n’existe pas de décision économique qui ne dépende soit de la capacité à écrire et faire respecter des contrats , soit d’un capital de confiance entre les agents . Enlevez les contrats et la confiance, et la machine économique s’arrête ».
S’agissant des aspects relatifs à la demande, cela concerne l’ouverture du marché intérieur aux marchés étrangers , c’est-à-dire la libéralisation du commerce extérieur. Cette libéralisation doit être effectuée progressivement car la levée brusque des restrictions aux importations  place les entreprises ayant vécu très longtemps sous la protection dans une position de compétition directe avec les prix mondiaux ce qui menace leur existence. Or , c’est là où réside l’erreur fatale commise par les autorités algériennes En effet, l’Algérie a procédé à la libéralisation du commerce extérieur dans le cadre du PAS(1994-1998) avant la mise à niveau du système productif ( réforme des entreprises publiques, privatisation , etc.),  certes pas d’une manière intentionnelle car l’environnement politique et sociale dans lequel s’est opérée  cette transition vers le marché n’était pas favorable (annulation des élections suite à l’arrivée du Front Islamique du Salut au pouvoir, puis guerre civile durant la décennie 1990, etc.). Cette libéralisation a engendré un effondrement du tissu productif algérien. L’exemple emblématique de cette situation concerne l’industrie sidérurgique algérienne.
En effet, l’Algérie disposait d’un gigantesque secteur sidérurgique et métallurgique ayant absorbé le cinquième de l’investissement industriel de ce pays hors hydrocarbures, soit environ 11 milliards de dollars en deux décennies (1967-1989). Cette industrie s’est effondrée (l’entreprise publique  phare de ce secteur qui opérait dans le complexe d’El Hadjar était en cessation de paiement) à partir du milieu des années 1990, sous l’effet des flux non contrôles d’importation de produits sidérurgiques principalement ukrainiens à prix cassés. Face à cet état de fait, les autorités algériennes ont été contraintes de vendre cette entreprise au dinar symbolique au début de la décennie 2000. Ce phénomène a concerné tous les secteurs d’activité : effondrement des industries textiles et des cuirs (baisse de la production de -82% et -92% respectivement), etc. Finalement, les destructions créatrices chères à Schumpeter vont d’abord se concentrer sur les destructions sans être suivies de créations, comme en témoigne cette déclaration au début de la décennie 1990 de l’un des plus grands responsables syndicales du pays , le secrétaire général du syndicat UGTA, Abdelhak Benhamouda : « le modèle des années 1970 n’a pas été remplacé par un autre » et « depuis 1988, on a tout cassé ».
Ces éléments montrent ainsi que la dégradation continuelle et progressive de l’état de santé du dinar algérien est due à une erreur médicale fatale commise au début des années 1990 , erreur qui s’est avérée irréparable depuis.
En définitive, si la monnaie nationale constitue un symbole politique constitutif de l’identité nationale et de la légitimité de l’Etat, la monnaie nationale peut être aussi le symbole de la défaillance de l’Etat, cela semble être le cas de l’Algérie.
 
 
 
 










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