Institution indépendante régie par le droit public français et européen, membre de l’Eurosystème, système fédéral qui regroupe la Banque centrale européenne et des banques centrales nationales de la zone euro
La Banque de France contribue à la définition de la politique monétaire de la zone euro et s’assure de sa mise en œuvre en France pour le compte de l’Eurosystème.
L’une des missions fondamentales de la Banque de France est d’assurer la stabilité financière, c’est-à-dire un fonctionnement efficace du système financier et suffisamment robuste pour résister aux chocs susceptibles de l'affecter.
Notre expertise économique est présentée en termes de recherche, de prévisions et de relations internationales. Ces activités, intimement liées, contribuent au diagnostic nécessaire à la conduite de la politique monétaire.
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La Banque de France remplit plusieurs missions dans le domaine fiduciaire : la fabrication des billets, la mise en circulation des billets et des pièces, le contrôle des billets remis en circulation. Elle pilote avec ses clients la modernisation du métier
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Mesdames, Messieurs,
Je suis très heureux d’être parmi vous aujourd’hui, même si j’aurais préféré venir à Warwick et être physiquement présent dans votre université de renommée mondiale. Et je suis profondément honoré d’inaugurer aujourd’hui, par ce discours, la toute première des Persaud Lectures, lancées cette année par le Professeur Avinash Persaud – qui n’est autre que le fils de l’Honorable Professeur Bishdonat Persaud. J’ai emprunté le titre de mon discours au célèbre écrivain français, Alexandre Dumas : Vingt ans après est la suite qu’il a donnée aux Trois Mousquetaires. Ce 1er janvier a marqué les 20 années de l’introduction de l’euro fiduciaire. Et si l’activité de banque centrale est loin d’être aussi divertissante que les récits de d’Artagnan et de ses compagnons, notre jeune monnaie a connu quelques aventures dont il est judicieux de tirer les enseignements. Je m’intéresserai ensuite aux vingt prochaines années ainsi qu’aux deux principales transformations auxquelles l’Europe devra faire face.
Avant d’aborder cette perspective à plus long terme, permettez-moi de dire quelques mots des dernières décisions de politique monétaire de la Banque centrale européenne, annoncées par la Présidente de la BCE, Christine Lagarde. Hier, face à l’incertitude croissante qui entoure l’inflation, notre mot-clé était « plus que jamais » l’optionalité. Nous prenons cela au sérieux : nous conservons toute notre optionalité dans les décisions que nous prendrons à compter de mars et au cours des trimestres suivants, sur la base des données, prévisions et évolutions géopolitiques qui seront alors les plus récentes. Et tout en respectant clairement notre séquencement – en commençant d’abord par la réduction des achats d’actifs et ensuite le relèvement des taux – nous conserverons par ailleurs toute notre optionalité s’agissant du rythme de cette séquence, et du calendrier de passage d’une étape à l’autre. Par conséquent, si la direction dans laquelle nous nous dirigeons est claire, il ne faut cependant pas tirer de conclusions hâtives en ce qui concerne ce calendrier : il restera progressif, dépendant de la situation et ouvert à chacune de ses étapes.
I. Le succès remarquable de l’euro
Revenons à l’histoire de l’euro. Vous, étudiants, êtes sans doute trop jeunes pour vous souvenir de l’environnement politique des années 1990, mais il est utile de se remémorer tout le chemin accompli. Quand on songe que l’Union européenne ne comptait que 12 membres lorsque le Traité de Maastricht a été signé en 1992, on réalise combien le monde a changé. Aujourd’hui, l’UE compte 27 membres et 19 pays ont adopté l’euro. L’arrivée prochaine de la Croatie et de la Bulgarie dans la zone euro portera bientôt ce chiffre à 21.
Parallèlement à ce progrès impressionnant, il y a eu, bien sûr, une perte significative : le Royaume-Uni a choisi dès le départ de ne pas adopter la monnaie unique et, plus récemment, il est complètement sorti de l’UE. Nous autres continentaux pouvons regretter ces décisions mais nous les respectons. Les grands architectes britanniques qui ont contribué à nos projets, comme l’ancien Chancelier Sir Kenneth Clarke, dont je peux témoigner combien il a contribué au projet, vont nous manquer. Ce que nous déplorons parfois, c’est quand le vibrant débat britannique sur les questions européennes frôle la schadenfreude pour évoquer nos propres projets et ambitions. Prenons, par exemple, Sir William Cash, député conservateur de longue date qui, lors d’un débat sur l’appartenance à l’euro en 1997, insistait sur le fait que « l’euro serait extrêmement faible » et que « nous allions droit à la catastrophe ». Quatorze ans plus tard, en 2011, Bill Cash écrivait encore que « l’euro et son approche applicable à tous (one size fits all) ainsi que l’uniformité exigée par l’UE sont tout bonnement voués à l’échec… La survie même de l’euro est menacée du fait de ses lacunes structurelles et du fonctionnement inhérent à une union monétaire ».
Nonobstant ces sombres prédictions, un peu plus de dix ans après, l’euro est toujours là et fait preuve d’une belle vitalité. Non seulement il a survécu, mais il est reconnu et utilisé dans le monde entier, y compris en dehors de ses propres frontières, à la fois comme réserve de valeur et comme moyen d’échange. La monnaie unique s’est également révélée remarquablement stable, l’inflation s’établissant à 1,7 % en moyenne depuis son introduction en 1999, contre 4,9 % au cours des deux décennies précédentes. L’euro a ainsi permis de protéger le pouvoir d’achat des citoyens européens, qui a augmenté de 15 % depuis 1999. 

En outre, l’euro n’est pas simplement un projet élitiste comme on l’accuse souvent de l’être. C’est aussi un succès populaire ; il inspire la confiance, valeur fondamentale d’une monnaie. D’après le dernier sondage Eurobaromètre standard mené au printemps 2021, 79 % de la population des 19 pays utilisant l’euro sont convaincus que la monnaie unique est bonne pour l’UE. Ils n’étaient que 66 % il y a dix ans. Même les politiciens nationalistes bien connus, y compris dans mon propre pays, ont abandonné ou fait marche arrière sur leurs positions anti-euro, car ils ont compris qu’elles menaient à une impasse électorale.

Bien évidemment, en tant que Gouverneur de la Banque de France et Européen engagé, je suis heureux de lire ces chiffres. Pour autant, je souhaite n’être ni simpliste ni panglossien. La zone euro a connu des problèmes au fil des années, en particulier ceux qui ont débouché sur la crise de la dette souveraine au début des années 2010. Cette crise nous a rappelé que forger une union monétaire avant une union politique était une démarche sans précédent.
Les dirigeants politiques européens se sont néanmoins révélés pragmatiques en définitive, soutenant la Banque centrale européenne dans sa défense de l’euro. Les leçons ont été apprises et lorsque la crise Covid a frappé en 2020, l’UE a apporté à l’économie de la région un soutien budgétaire approprié. Le stimulus combiné fourni par l’UE et par les gouvernements nationaux a été comparable à celui fourni par les États-Unis et le Royaume-Uni. Dans le même temps, la BCE a joué son rôle en fournissant un stimulus monétaire également à la mesure de celui des autres pays développés.
Des progrès doivent cependant encore être accomplis ; notre union monétaire et économique doit être complétée. Nos institutions économiques européennes peuvent être comparées à un trimaran. Notre bateau possède déjà une coque centrale robuste constituée de la BCE et de l’Eurosystème, avec sa politique monétaire unique crédible. Deux flotteurs doivent venir parachever ce vaisseau.

D’un côté, nous avons besoin d’un flotteur public doté d’une capacité budgétaire commune permanente pour mieux faire face aux chocs macroéconomiques. Cela ne signifie pas accroître de façon permanente notre budget annuel ; nous devons plutôt construire une capacité budgétaire susceptible d’être activée en période de crise ou de récession. À cet égard, la dotation de 750 milliards d’euros au titre du programme Next Generation EU, – approuvée en 2020, et activement mise en œuvre aujourd’hui – constitue une avancée majeure. De l’autre côté, nous avons besoin d’un flotteur privé pour favoriser une meilleure allocation du capital, ce qui est tout aussi important. L’Union bancaire et l’Union des marchés de capitaux, bien qu’un peu « ennuyeuses » et techniques, devraient être des priorités politiques absolues pour favoriser la libre circulation des capitaux dans l’ensemble de l’UE et construire ce que je propose de renommer une « Union de financement pour l’investissement et l’innovation ». Aux États-Unis, les flux de capitaux privés constituent un amortisseur majeur des chocs financiers entre les différents États. Nous pouvons parvenir à la même chose en Europe et mieux utiliser la plus grande réserve mondiale d’épargne, notamment en favorisant l’essor des fonds de capital-risque, qui sont encore trop peu développés.

Toutes ces initiatives sont essentielles pour garantir notre capacité à financer les deux « Grandes transformations », écologique et numérique, qu’il nous faudra tous poursuivre sur le long terme. Toutes deux nécessiteront des investissements très importants au cours des prochaines années et donc un co‑financement de la part des secteurs public et privé : il est sain d’encourager la convergence des acteurs privés vers les objectifs définis par les autorités publiques sur ces questions collectives.
Permettez-moi de citer ici quelques grands économistes du siècle dernier afin de mieux appréhender ces transformations. L’un deux est Joseph Schumpeter et sa destruction créatrice, ainsi que le rôle décisif de l’innovation privée. N’oublions pas non plus Karl Polanyi et son ouvrage « La Grande transformation », écrit en Angleterre et publié en 1944. Polanyi met en garde contre les dangers d’une « économie de marché » qui aboutirait à une « société de marché », c’est-à-dire contre des marchés purement autorégulés qui s’affranchiraient des institutions sociales et politiques. Ses idées sont d’une certaine façon le pendant structurel des écrits de Keynes sur les politiques cycliques. Pour réussir face aux défis posés à la fois par l’économie moderne et le mécontentement démocratique, il nous faudra concilier les idées de ces trois grands penseurs.
 
II. Les 20 prochaines années : nos deux grandes transformations, écologique et numérique
1/ Je vais commencer par la révolution numérique, pour laquelle l’Europe accuse toujours un retard vis-à-vis des États-Unis et de la Chine. Par rapport aux États-Unis, nous dépensons moins en recherche et développement, nous avons moins de chercheurs et nous déposons moins de brevets, en particulier dans les domaines de la biotechnologie et des technologies de l’information et de la communication.

Nous avons néanmoins des raisons de nous réjouir : en 2021, environ 100 milliards d’euros ont été investis dans l’écosystème de la technologie européenne, soit près de trois fois plus que le précédent record de 2020, avec environ 100 nouvelles licornes. De plus, même si les technologies n’ont pas encore révélé leur plein potentiel sur la productivité, nous nous situons peut-être à un tournant avec les dernières avancées en matière d’intelligence artificielle, de biotechnologies ou de réorganisations liées au télétravail – après un délai qui correspond au processus d’appropriation de ces technologies par le tissu économique (investissement, formation, etc.).

Ces bouleversements se reflètent également dans les sphères monétaire, financière et des paiements – que nous analysons avec attention en tant que banques centrales et superviseurs –, dans lesquelles la numérisation apporte une triple révolution – et c’est loin d’être terminé :
(i)   Premièrement, l’arrivée de nouveaux acteurs, issus du monde de la tech – Fintechs et Bigtechs – qui défient les acteurs historiques avec des approches radicalement nouvelles des services financiers et, à l’heure actuelle, une réglementation beaucoup plus légère ;
(ii)  Deuxièmement, l’émergence de nouveaux actifs : les crypto-actifs venus de l’univers de la blockchain sous la forme de tokens : ils ne seront selon moi jamais crédibles comme « cryptomonnaie », mais ils pourraient être utilisés comme moyens de règlement – pensez par exemple aux stablecoins ;
(iii)  Enfin, l’émergence d’infrastructures de marché décentralisées : les nouvelles technologies ont tendance à réduire l’utilisation des systèmes de règlement centralisés éprouvés.
Ces révolutions sont porteuses de perspectives d’efficacité accrue du marché tout en réduisant les coûts et les délais. Mais elles comportent plusieurs risques et pourraient entraîner des effets de concentration importants autour de quelques réseaux privés dominants : ceux-ci « ré-intermédieraient » en pratique, mais sans la confiance et la régulation associées à l’architecture de l’édifice monétaire et financier qu’ensemble – acteurs publics et privés – nous avons bâti durant des décennies.
Confrontés à ce défi majeur, nous devons à la fois innover et réguler. Pour certains, l’articulation entre les deux est un « ou » exclusif : l’innovation sous forme de monnaie numérique de banque centrale serait une alternative, la seule alternative, au développement incontrôlable de la finance décentralisée. Pour moi, c’est un « et » : ces deux volets sont clairement complémentaires pour créer un cadre propice à l’innovation durable ; pour cette raison, l’Union européenne doit à la fois (i) adopter le règlement MiCA sur les cryptoactifs au premier semestre de cette année, (ii) se préparer pour une monnaie numérique de banque centrale, un e-euro, d’ici 2026. Mais le pire serait un « ni, ni » : comme les révolutions vont toujours vite, nous sommes en risque de n’avoir ni innové, ni régulé à temps. Alors, nous aurions manqué à notre mission historique, et mis en péril des siècles de construction de la confiance dans notre monnaie.
2/ J’en viens à présent à la seconde transformation majeure en cours, la transition écologique, qui est une nécessité absolue à l’échelle mondiale même si dans ce domaine l’Europe est en avance. Le changement climatique s’accélère. Au-delà de la COP26, qui s’est tenue à Glasgow il y a quelques mois, des politiques gouvernementales coordonnées au niveau mondial sont dès lors nécessaires pour ancrer des engagements concrets et crédibles, tels que celui pris par l’Union européenne dans son programme « Ajustement à l’objectif 55 ». Et je l’affirme, les politiques de lutte contre le changement climatique doivent impérativement inclure un prix du carbone approprié.
Soyez assurés que les banques centrales feront tout leur possible. La revue de la stratégie de politique monétaire de la BCE, qui s’est achevée l’été dernier sous l’égide de la présidente Christine Lagarde, prévoit un plan d’action ambitieux d’ici 2024. Mais les banques centrales et les intermédiaires financiers ne peuvent pas tout régler, et se substituer à des politiques publiques adaptées – et parfois difficiles.
La transition écologique comporte des risques, notamment pour l’inflation, dans la mesure où le passage progressif à des énergies plus vertes peut entraîner des prix plus élevés et plus volatils, tout au moins durant la phase intermédiaire. Les banques centrales suivent avec attention ce débat relatif à une possible « inflation verte ». Jusqu’à présent, les données vont dans le sens d’une contribution directe non négligeable, mais limitée de la politique climatique à la hausse récente de l’inflation. Par exemple, l’augmentation continue des prix du CO2 sur le marché SEQE européen, que nous prenons déjà en compte dans nos projections d’inflation, a un impact positif modéré sur l’inflation. Et l’instauration d’une taxe carbone en Allemagne en 2021 a eu un impact perceptible l’année dernière : si on l’associe aux autres mesures de lutte contre le changement climatique, l’impact global sur les prix à la consommation en Allemagne a été estimé à 0,4 point de pourcentage en 2021.
Cela dit, la transition climatique est loin d’être la principale cause de la récente flambée des prix de l’énergie partout dans le monde. De fait, celle-ci est davantage liée à une combinaison de facteurs mondiaux : la reprise rapide de la demande après la récession provoquée par la pandémie, les perturbations de l’offre, les tensions géopolitiques. Et dans le cas particulier de l’Europe, le choc sur les prix de l’énergie est amplifié par l’augmentation des prix de gros de l’électricité sur le marché, en raison d’une pénurie de gaz naturel.
Par la suite, au-delà de notre horizon de projection, la transition vers la neutralité carbone pourrait avoir un impact plus significatif sur l’inflation, en particulier si elle devait être désordonnée. La transition vers la neutralité carbone entraînerait alors un choc d’offre négatif, en particulier si la montée en capacité des sources d’énergie alternatives était trop lente. De plus, la réallocation de la demande induite par la transition pourrait déclencher des variations des prix relatifs dans certains secteurs. Le niveau de r* – le taux d’intérêt naturel – pourrait être affecté de deux manières opposées : une hausse des investissements verts le fera augmenter ; mais un impact négatif sur la croissance de la productivité le ferait baisser. Sur nombre de ces questions, il est trop tôt pour se prononcer. Il est urgent de disposer de davantage de travaux d’analyse portant sur la modélisation macroéconomique de la transition climatique ; plus que jamais, la politique monétaire continuera de faire appel au jugement, regardant au-delà des phénomènes temporaires tout en évitant des hausses persistantes de l’inflation. Les banques centrales devront s’assurer que ces chocs sur les prix relatifs n’entraînent pas de hausse durable de l’inflation. Une chose est sûre : plus tôt nous commençons la transition, mieux ce sera pour garantir une croissance durable et la stabilité des prix à long terme.
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Les questions économiques et financières sont toujours entourées d’un certain degré d’incertitude. En français, le mot « espérance » a deux significations : l’espoir, et l’espérance mathématique. « L’espérance » a été le moteur de l’Europe et de l’euro, dans les deux sens du terme. Les décisions audacieuses prises par des hommes et des femmes visionnaires au cours des dernières décennies se sont révélées des paris gagnants. Ils étaient guidés par la même conviction qu’un autre écrivain français, Georges Bernanos, qui écrivait en 1941 dans sa Lettre aux Anglais : « C’est dans ma raison, non dans mon cœur, que se trouve le principe de mon invincible espérance ». Je vous remercie de votre attention.

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