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Dix ans durant, la BCE a déployé une politique monétaire accommodante, marquée par la baisse continue des taux d’intérêt tombés à 0% et le rachat d’actifs financiers, notamment les obligations qu’elles soient d’État ou d’entreprise. Le rebond brutal de l’inflation à 8% dans la zone euro a eu raison de cette politique qui a permis de relancer l’économie en baissant les coûts de financement et par ricochet de favoriser les investissements des entreprises et la consommation des ménages. Le 9 juin, la directrice de la BCE Christine Lagarde a sifflé la fin de la partie en actant le relèvement des taux directeurs et la fin des programmes de rachats d’actifs financiers.
Conséquence de ce tour de vis, les taux d’intérêts auxquels les Etats de la zone euro empruntent leur dette ont grimpé les jours suivants l’annonce de la BCE. Le taux italien à 10 ans a momentanément dépassé 4%, celui de l’Espagne et du Portugal 3%. Le taux français à 10 ans se situe au-dessus des 2%, un niveau qu’est venu tutoyer le taux allemand à la suite d’une hausse très nette. De quoi alimenter la crainte sur les marchés d’une « fragmentation » des dettes souveraines de la zone euro. Autrement dit d’un écart trop important entre les coûts d’emprunt entre les pays qui empêche la bonne application à l’économie de la politique monétaire européenne. Un terme que l’on n’avait plus entendu parler depuis la crise de la zone euro il y a dizaine d’années. De quoi s’agit-il exactement ? Quel est le danger pour la zone euro ? Est-on capable d’y remédier ? La Tribune revient sur les enjeux de cette « fragmentation ».
Lorsqu’un État emprunte de l’argent sur les marchés financiers, les investisseurs lui prêtent en échange d’une promesse de remboursement de la somme (une « obligation ») assortie d’un taux d’intérêt. Ce taux souverain est d’autant plus élevé que le risque de défaut de cet État paraît fort. Des pays avec des niveaux de solvabilité différents (selon leur endettement, leur croissance, leur capacité à lever l’impôt…) ne paient pas le même taux d’intérêt sur leur dette. Ainsi, l’Italie ou la France versent davantage d’intérêts sur leur dette que l’Allemagne, dont le taux fait référence en Europe en matière de rigueur budgétaire.
« Le phénomène d’écart entre les taux d’intérêt des Etats est logique en temps normal. Mais il arrive dans des périodes de stress sur les marchés financiers, comme actuellement, que l’écart entre les taux d’intérêt devienne excessif, c’est-à-dire qu’il ne reflète plus les fondamentaux économiques de ces pays. On parle alors de fragmentation lorsque les taux divergent à cause d’un emballement spéculatif », explique Eric Dor, économiste et professeur à l’IESEG Business School.
La fragmentation entre les taux souverains est visible depuis l’annonce de la BCE du durcissement de sa politique monétaire. Le tour de vis de Francfort implique « le relèvement des taux directeurs mais également l’arrêt des programmes de rachat d’actifs notamment d’obligations souveraines », détaille l’économiste Eric Dor. Sans le soutien de la BCE via le rachat d’obligations, le coût de la dette pourrait s’envoler. Au-delà du virage de la BCE, les marchés appréhendent la dégradation de la conjoncture économique sur fond d’inflation et ses conséquences sur les déficits publics. Dans ce contexte de ralentissement économique, les marchés s’inquiètent de la santé financière de certains Etats et leur imposent une hausse des taux souverains sans en exiger autant d’autres Etats. L’écart entre taux souverains – « spread » dans le jargon financier – se creuse.
A l’époque de la crise des dettes souveraines de 2010 à 2012, les intérêts sur la dette des pays d’Europe du Sud étaient très élevés. Les spéculateurs imaginaient que la Grèce, l’Italie, l’Espagne ou le Portugal pouvaient faire défaut et quitter la zone euro pour convertir leur dette devenue infinançable dans une monnaie nationale.
« On a revu la fragmentation au printemps 2020. Quand crise sanitaire est arrivée, les marchés ont compris que la pandémie allait coûter une fortune aux Etats et que cela allait creuser leur déficit. Les écarts entre taux souverains se sont envolés », se remémore Eric Dor.
Lire aussi 4 mnZone euro : le spectre de la crise de 2011 fait paniquer la BCE

Lors de ces paniques spéculatives sur la dette, les investisseurs ont tendance à vendre en même temps les obligations d’Etat qui leur semblent susceptibles de faire défaut comme la Grèce en 2011. Les rares investisseurs qui acceptent encore d’acheter des obligations souveraines réclament en contrepartie une prime de risque très élevée, ce qui fait bondir les taux souverains de ce pays. Le coût de la dette peut alors devenir insoutenable pour les États concernés. Pour ces derniers, le risque de défaut souverain devient alors réel.
Dans le même temps, l’écart entre le taux souverain de ces pays fragiles (généralement les pays du sud de l’Europe), et celui des autres Etats jugés plus solvables (les pays du nord) se creusent considérablement. Les conséquences sont immédiates pour les ménages et les entreprises dans la mesure où les taux d’intérêt auxquels ils empruntent dépendent des taux souverains de ces pays. Autrement dit, les crédits peuvent varier considérablement d’un Etat membre de la zone euro à un autre. A tel point qu’à terme, la fragmentation des taux souverains aboutit à faire diverger les économies de la zone euro.

Lire aussi 8 mnHausse des taux de la BCE : l’Italie, le cauchemar de la zone euro

A l’issue d’une réunion d’urgence mercredi, la BCE a confirmé qu’un nouvel outil « anti-fragmentation » était dans les tuyaux sans en préciser la nature. « Le seul instrument anti-fragmentation possible est un programme de rachat de dettes publiques. Dans ce scénario, la BCE se positionne pour racheter massivement des obligations souveraines, faire remonter leur prix et donc réduire le taux d’intérêt réclamé sur ces obligations », précise Eric Dor. En 2012, la promesse de Mario Draghi de sauver l’euro « quoi qu’il en coûte » avait suffi à interrompre la spéculation sur les taux souverains d’Europe du Sud. En mars 2020, la BCE avait dégainé son « bazooka monétaire » face à l’envolée des « spread ». A savoir un programme colossal de rachat d’actifs dont une partie de dettes souveraines. Une mesure difficilement compatible avec l’objectif de lutte contre l’inflation que s’est fixé la BCE.
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