[L’économie va-t-en-guerre] En plein conflit, la prospérité de certains enrichis suscite débats et mécontentements et oblige le gouvernement à déposer un projet de loi établissant une contribution sur les bénéfices de guerre.
S’il est une entreprise qui symbolise les « marchands de canons », c’est bien la compagnie Schneider, implantée au Creusot mais aussi dans différents sites du pays, comme au Havre ou à Honfleur. Du point de vue de ses dirigeants et thuriféraires, c’est grâce à l’effort de cette entreprise fondée en 1836 par Adolphe et Eugène Schneider et de quelques autres que la France a pu faire face à l’invasion allemande pendant la Grande guerre.
L’empire industriel qui compte alors 37 000 salariés, dont l’essentiel au Creusot, a su mobiliser ses usines pour répondre aux commandes de l’armée, même celles qui, comme à Champagne-sur-Seine où se fabriquaient jusqu’alors des moteurs électriques, étaient dévolues à des productions sans rapport direct avec la guerre.
Mais il est vrai que Schneider s’y connaissait tout de même en artillerie. Fabricant de canons performants depuis la guerre de 1870, l’entreprise produisit durant la Grande guerre un canon de 155 mm, relativement mobile et d’une portée supérieure à dix kilomètres. Elle sortit ses premiers chars en 1917. De quoi devenir l’un des principaux fournisseurs de l’armée française, et nouer des relations étroites avec le ministre de l’armement socialiste Albert Thomas puis avec son successeur Louis Loucheur.

Une forte pression de l’opinion publique

Pour autant, l’opinion publique n’assiste pas sans réagir à l’essor industriel de cette dynastie de maîtres des forges et de tous ceux qui prospèrent au son des canons. En l’absence d’un impôt sur le revenu – voté en 1914 mais qui ne sera effectif qu’en 1917 –, la hausse des prix et le sacrifice des soldats qui meurent par dizaines de milliers contrastent avec la prospérité trop voyante de certains enrichis.
Les militaires en permission sont les premiers scandalisés de ce qu’ils découvrent à l’arrière du front. Les journaux des tranchées, les lettres de soldats en témoignent : « Il est aussi la triste catégorie des profiteurs (…). C’est la classe des nouveaux riches (…). Il convient de surveiller les agissements de ces vampires et la “vie chère” ne peut être évitée que par de rigoureuses sanctions », lit-on dans L’écho de Tranchées, en novembre 1915.
Si la demande de sanctions et les dénonciations aux autorités concernent les petits profiteurs du quotidien – « pourquoi, en certains endroits, des soldats exténués de fatigue ont-ils dû payer un litre de vin un franc cinquante ? » (La Dépêche, 17 février 1915) –, les plus politiques dénoncent les « marchands de canons », à l’image de ces grandes entreprises qui, Schneider en tête, répondent aux commandes de guerre de l’Etat et pratiquent des prix abusifs, selon le ministère de la Guerre lui-même.
C’est surtout la presse de gauche, L’Humanité – alors socialiste – en particulier, qui s’en fait l’écho. Et ce sont des députés socialistes qui vont les premiers porter le débat sur la taxation des profits de guerre dans la deuxième moitié de 1915, poussant le gouvernement à déposer un projet de loi en janvier 1916. Il était temps ! Une telle taxation vient d’être votée en Italie, de même que l’Excess Profits Duty au Royaume-Uni. L’Allemagne en votera une en juillet 1916, comme la France.
La loi institue « une contribution extraordinaire sur les bénéfices exceptionnels ou supplémentaires réalisés pendant la guerre (…) depuis le 1er août 1914 jusqu’à l’expiration du douzième mois qui suivra la cessation des hostilités ». La loi taxe non seulement les gains excessifs accumulés par certains titulaires de marchés de guerre, mais aussi d’autres industriels, commerçants, intermédiaires, financiers ayant également tiré avantage de la situation. Car dans cette guerre industrielle, qualifiée ultérieurement de « totale » par les historiens, outre les huit millions de mobilisés, c’est l’ensemble de la société qui est touchée. Beaucoup en sont victimes, certains, petits ou grands, en tirent profit.

Qui est concerné ?

La loi concerne surtout les « sociétés et personnes passibles de la contribution des patentes, dont les bénéfices ont été en excédent sur le bénéfice normal » : voilà pour les « bénéfices supplémentaires ». Quant aux « bénéfices exceptionnels », ce sont principalement ceux d’agiles « intermédiaires à l’affût » et « courtiers peu scrupuleux » comme les désigne une étude juridique de l’époque, percevant des commissions, prêtant des fonds rémunérateurs, agissant au coup par coup, et très difficiles à épingler.
Le patronat combat l’obligation de déclaration écrite et le contrôle que pourra faire l’administration fiscale est présenté comme une « inquisition insupportable »
Tous ces assujettis doivent remplir, pour la première fois dans le système fiscal français, une déclaration indiquant leurs bénéfices nouveaux et antérieurs sur un imprimé fourni par l’administration et la transmettre au directeur des contributions directes du département. Tout repose sur la bonne foi et, dans le meilleur des cas, sur l’esprit patriotique de solidarité des contribuables se déclarant concernés, en nombre finalement limité : près de 70 000 pour le département de la Seine, suivi par celui du Rhône (16 000 environ), de la Seine-Inférieure (14 000) et des Bouches-du-Rhône (13 400), de loin les plus gros contributeurs.
Selon la loi du 1er juillet 1916, le taux d’imposition s’échelonne de 5 % à 30 % suivant le montant des bénéfices excédentaires, un taux rapidement jugé insuffisant par une opinion publique de plus en plus indignée et qui est loin de compenser les dépenses de guerre abyssales. D’où l’augmentation considérable de ce taux, par la loi du 31 décembre 1917, qui s’échelonne désormais de 50 % à 80 %.

La résistance patronale

L’adoption de cette nouvelle loi a rencontré de nombreux obstacles, notamment une intense résistance patronale, relayée par des parlementaires. Non pas sur le principe, un refus pur et simple aurait scandalisé la population. Ainsi, la Confédération des groupes commerciaux et industriels de France se déclare favorable « au principe d’une contribution extraordinaire sur les bénéfices exceptionnels réalisés à l’occasion des fournitures de guerre ».
De même, l’Assemblée des présidents des chambres de commerce trouve « légitime de demander à ceux qui ont réalisé des bénéfices exceptionnels ou supplémentaires au cours de la guerre une contribution extraordinaire et temporaire ».
Pour autant, le patronat combat l’obligation de déclaration écrite et le contrôle que pourra faire l’administration fiscale est présenté comme une « inquisition insupportable ». Autre argument : pourquoi se soumettre à cet impôt, alors que certains y échappent, comme les paysans ou les ouvriers des usines de guerre ?
A l’Assemblée, ces positions sont reprises par des députés de la droite modérée ou extrême : ainsi le marquis de Dion, propriétaire de la firme automobile de Dion-Bouton, prend soin de distinguer « bons » et « mauvais » fournisseurs de guerre et, sans remettre en question le principe de la taxation, s’élève contre sa rétroactivité (elle doit s’appliquer à compter du 1er août 1914) et son caractère « inquisitorial et vexatoire ».
Autre argument, avancé par le ministre des Finances Alexandre Ribot avant qu’il ne se rallie à la loi : le faible rapport du nouvel impôt par rapport aux dépenses faramineuses de l’Etat. Il souligne en séance que, pour l’année 1916, l’ensemble des impôts alors en vigueur rapporteront 800 millions alors que les Chambres ont voté plus de 32 milliards de crédits pour cette même année.

Les faiblesses de l’administration fiscale

Les assujettis peuvent compter sur les faiblesses de l’administration fiscale. « Le nombre des déclarations à contrôler et des décisions à prendre se chiffrait par dizaines de mille (…). Ni les fonctionnaires ni les délégués enquêteurs n’étaient familiarisés avec les comptabilités industrielles et commerciales dont ils avaient tout d’un coup à pénétrer les secrets. Enfin, à Paris, le nombre des commissions et surtout celui des enquêteurs étaient manifestement insuffisants », lit-on dans un rapport de l’Inspection générale des finances de février 1919.
Schneider déclara 41 millions de bénéfices nets entre 1914 et fin 1918. Mais après enquête, l’administration fiscale les estima à 337 millions
« On croit mourir pour la patrie, on meurt pour des industriels », écrira en juillet 1922, l’écrivain pacifiste Anatole France qui, dans une lettre au directeur de l’Humanité Marcel Cachin, continuait de souligner les « immenses bénéfices » réalisés par « les hauts industriels des différents Etats d’Europe ».
Il faudra souvent de longues enquêtes, plusieurs années après la guerre, pour que l’administration fiscale y voie un peu plus clair. C’est ainsi que Schneider déclara 41 millions de bénéfices nets entre 1914 et fin 1918. Mais après enquête, l’administration fiscale les estima à 337 millions, huit fois plus !
Au total, le rapport cumulé de cet impôt sera évalué, avec le recul et en incluant les pénalités pour retard de déclaration ou dissimulation, à 18 milliards de francs. Ce qui, somme toute, n’est pas si négligeable ! Mais dans l’esprit du législateur, ce qui compte avant tout, c’est le rôle symbolique de cet impôt censé témoigner de la solidarité de toutes les classes sociales dans l’épreuve.
 
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