Ce palmarès mondial de La Liste, dévoilé en exclusivité par « Les Echos Week-End », est riche d'enseignements sur l'évolution de la gastronomie, et sa nouvelle géographie.
Par Laurent Guez
À l'instant où il découvre ces lignes, Guy Savoy doit savourer son plaisir. Selon le classement de La Liste, que « Les Echos Week-End » dévoilent en exclusivité, son restaurant à la « Monnaie de Paris » décroche la première place mondiale pour la cinquième fois consécutive ! Il arrive même seul en tête – sans ex aequo – dans cette édition 2022, contrairement aux palmarès de 2018 à 2020 (l'an dernier, la sélection avait été annulée pour cause de Covid). Une nouvelle consécration pour cet amoureux du produit, de la cuisine française, du travail bien fait et du client heureux (lire l'encadré en fin d'article).
La Liste a été créée en 2016 par Philippe Faure, ex-ambassadeur et ancien président d'Atout France, l'agence nationale de développement touristique. Pour déterminer les tables les plus cotées du monde, cette jeune société, que l'ancien diplomate gastronome a fondée avec le journaliste Jörg Zipprick, a mis au point un algorithme qui compulse les distinctions des guides gastronomiques du monde entier, dont le Michelin, mais aussi les appréciations de la presse locale ou nationale et les avis des clients – en tout cas ceux exprimés sur les plates-formes de réservation, ce qui écarte les notes déposées par des robots ou des faux consommateurs.
Sa méthode est parfois critiquée, notamment parce que les 1.000 restaurants ne sont pas inspectés par l'équipe de La Liste en chair et en os. Logique, en réalité : il s'agit d'un « métaclassement », autrement dit un composite qui intègre toutes les évaluations crédibles des établissements. Autre atout de cet outil : il couvre 185 pays, soit à peu près tous ceux dotés d'une véritable gastronomie (les Anglo-Saxons parlent de « fine dining »).
Guy Savoy, à la « Monnaie de Paris », confirme sa place au firmament de la gastronomie mondiale.© Frankenberg Roberto/modds
C'est justement cette méthodologie originale qui explique la position durable d'un chef, Guy Savoy, tout en haut du palmarès. « Sa première place, une nouvelle fois, peut surprendre, admet Philippe Faure. Mais est-ce qu'on remet en cause celle de numéro 1 mondial de Novak Djokovic lorsqu'il remporte tous ses matches ? Faudrait-il écarter les meilleurs restaurants des années précédentes, comme le font le guide Gault & Millau et le classement britannique du '50 Best' ? Ce n'est pas notre avis. Notre algorithme, cette année encore, a désigné ce restaurant comme le plus apprécié du monde. C'est lui qui a suscité le plus d'articles et de références positives, peut-être parce que son chef y est toujours présent, et qu'il y propose une cuisine à la fois traditionnelle et raffinée. » Une explication qui n'empêchera pas les critiques…
Juste derrière Guy Savoy, sur la deuxième marche du podium, un groupe de huit ex aequo, parmi lesquels trois français : « La Vague d'Or » d' Arnaud Donckele à l'hôtel « Cheval Blanc Saint-Tropez », classé au quatrième niveau lors de la précédente édition de 2020 ; l'« Arpège » d'Alain Passard, qui conserve son rang ; et « L'Auberge du Vieux Puits » de Gilles Goujon à Fontjoncouse, près de Narbonne. Deux établissements de l'Hexagone (et de Monaco) se classent parmi les ex aequo de la troisième place : « L'Assiette Champenoise » d'Arnaud Lallement à Tinqueux, près de Reims, et le « Louis XV » du plus monégasque des Français, Alain Ducasse .
Arnaud Donckele, chef de « La Vague d'Or » au « Cheval Blanc Saint-Tropez » et sa langoustine rôtie aux écorces de limequat. © Mr. Tripper/Richard Haughton
Au-delà de son utilité pour les gourmets, la révélation de cette « crème » gastronomique mondiale permet de détecter les tendances de l'époque. La première d'entre elles, c'est le bouleversement du paysage mondial par la pandémie. « Le Covid rebat les cartes, estime Philippe Faure. Les goûts ont changé, avec d'un côté le retour des plats traditionnels, et de l'autre la montée d'une cuisine de partage, avec une base asiatique, italienne ou méditerranéenne, qui plaît à tous, y compris à la clientèle féminine. Je pense d'ailleurs que cette cuisine mondialisée met en péril, à terme, la gastronomie française. »
Autre impact de la crise sanitaire, relevée par Jörg Zipprick, rédacteur en chef et cofondateur de La Liste, « les menus avec beaucoup de choix ont tendance à disparaître, au profit de menus-dégustation ou de cartes courtes ». Affaiblis par les fermetures, en manque de main-d'oeuvre, certains restaurateurs ont en effet limité leur offre pour réduire les temps de préparation, mais aussi les coûts.
Parmi les évolutions 2022, il faut noter aussi l'émergence – même si elle se fait lente – des femmes dans le gotha de la gastronomie mondiale. « Pour la première fois, une femme chef britannique, Clare Smyth, se hisse au plus haut niveau, en ayant fait l'unanimité auprès des classements, des guides et des publications », se réjouit Hélène Pietrini, directrice de La Liste, notamment en charge des événements. Quatre femmes figurent parmi les cinq premiers niveaux (soit parmi les 35 meilleurs restaurants du monde) : Clare Smyth, donc, mais aussi l'Italienne Nadia Santini et les Françaises Dominique Crenn et Anne-Sophie Pic . Deux d'entre elles, Clare Smyth et Dominique Crenn, seront d'ailleurs aux fourneaux lors du dîner de gala qui aura lieu juste après la proclamation officielle des résultats, ce lundi 29 novembre, au ministère des Affaires étrangères.
Bjorn Frantzen, chef de « Frantzen » à Stockholm.© Julien Faure/Leextra via Leemage
Le principal enseignement du palmarès 2022 de La Liste, c'est sans doute l'évolution de la géographie du bon goût. La cuisine française n'a pas dit son dernier mot, avec la bonne tenue de ses fleurons, et quelques grandes ouvertures récentes, comme « Le Pavillon » à New York, créé par le chef Daniel Boulud. L'Hexagone compte 109 établissements parmi les 1.000 meilleurs du monde. Et parmi les 35 premiers, on en dénombre 12, auxquels on pourrait ajouter les cuisiniers français établis à l'étranger : Eric Ripert au « Bernardin », à New York (au deuxième rang), et Dominique Crenn, de l'« Atelier Crenn » à San Francisco (au cinquième rang), par ailleurs seule femme triplement étoilée des Etats-Unis.
Mais il faut reconnaître que d'autres cultures gastronomiques gagnent toujours plus de terrain. En haut du classement, les pays du Nord de l'Europe imposent leur marque. Le suédois « Frantzén » s'installe au deuxième rang de La Liste, et son chef, Björn Frantzén, se classe par ailleurs en sixième position avec son autre restaurant (le « Zén ») à Singapour ! Décidément, l'Europe du Nord séduit les gastronomes voyageurs. C'est encore plus vrai si on se fie au palmarès publié en octobre dernier par The World's 50 Best Restaurants, le concurrent britannique de La Liste, selon lequel le danois « Noma » serait le meilleur du monde, suivi par son compatriote « Geranium ». Quant au suédois « Franzén », il occupe la sixième place des 50 Best.
Food trip au pays des fjords
Restaurants : les chefs étoilés montent en station
Une autre nourriture séduit toujours plus de palais : celle de l'Italie. La péninsule compte 64 restaurants parmi les 1.000 premiers de la planète. « La gastronomie française a retrouvé une énergie incontestable, commence par affirmer Pierre Gagnaire, dont le restaurant trois-étoiles à Paris arrive au sixième rang de La Liste 2022. Mais ceux qui sont devant tout le monde, ce sont les Italiens ! Leurs codes sont plus joyeux, leurs produits plus solaires. Leur cuisine est plus facile à déguster comme à préparer. » Le célèbre chef a lui-même ouvert une table italienne, baptisée « Piero » , où se pressent les Parisiens. La gastronomie italienne a envahi la capitale, y compris dans ses plus beaux hôtels, comme en témoignent le « George » du « Four Seasons George V » , et bientôt le « Ristorante » du chef singulier et triplement étoilé Niko Romito, au sein du somptueux nouvel hôtel « Bvlgari Paris », qui ouvrira ses portes le 2 décembre prochain.
Takashi Saito, chef de « Sushi Saito » à Tokyo. © Jérémie Souteyrat
Autre vague gourmande, celle venue d'Asie. Dans l'édition 2022 de La Liste, 143 champions sont japonais, ce qui fait de l'Archipel la première force gastronomique de la planète ! « J'ai trouvé au Japon mes frères d'armes, sourit Pierre Gagnaire. Ils réalisent une cuisine élégante et reposante. » Plus récente, la montée en puissance des autres saveurs asiatiques. La Chine classe 139 de ses restaurants dans le Top 1.000 mondial, la Corée parvient à qualifier 24 tables, la Thaïlande 15. « L'Asie continue de progresser, selon Jörg Zipprick. Les plats japonais sont populaires, et comme la cuisine italienne, la japonaise est portée par de petites structures familiales. La cuisine chinoise aussi gagne du terrain, grâce aux expatriés. »
Il y a vingt ans, le monde ne connaissait que les plats cantonais. Aujourd'hui, d'autres spécialités s'imposent, comme celles du Sichuan. « La cuisine coréenne séduit elle aussi de plus en plus, poursuit Jörg Zipprick. Les campagnes d'influence du gouvernement portent leurs fruits, notamment aux Etats-Unis, avec des restaurants comme 'Atomnix', 'Ataboy' ou 'Cote'. Les grands coréens de l'étranger commencent à faire des petits, comme le new yorkais 'Cote', qui installe une filiale à Miami. » Selon cet expert, la gastronomie européenne s'est un peu éloignée de la matière, au profit de l'élégance instagrammable des assiettes et d'une certaine intellectualisation, ennemie du plaisir. Les cuisiniers asiatiques, eux, sont d'après lui davantage focalisés sur le goût. Le succès de l'Asie traduit peut-être aussi, après deux années sans voyage, un besoin d'exotisme.
Ces 35 établissements occupent les cinq premiers rangs du classement de La Liste 2022. En dehors du premier, ce palmarès comporte de nombreux ex aequo. Il est fondé sur un algorithme qui exprime par des scores les évaluations des guides les plus réputés, les articles de presse et les avis des consommateurs.
1. « Guy Savoy à la Monnaie de Paris », Guy Savoy (Paris, France)
2. « La Vague d'Or » au « Cheval Blanc Saint-Tropez », Arnaud Donckele (Saint-Tropez, France)
« Restaurante Martín Berasategui », Martín Berasategui (Lasarte-Oria, Espagne)
« Restaurant de l'Hôtel de Ville », Franck Giovannini (Crissier, Suisse)
« Frantzén », Björn Frantzén (Stockholm, Suède)
« Arpège », Alain Passard (Paris, France)
« L'Auberge du Vieux Puits », Gilles Goujon (Fontjoncouse, France)
« Schwarzwaldstube », Torsten Michel (Baiersbronn, Allemagne)
« Le Bernardin », Eric Ripert (New York, Etats-Unis)
3. « Le Louis XV », Alain Ducasse (Monaco)
« Da Vittorio », Enrico & Roberto Cerea (Brusaporto, Italie)
« Sushi Saito », Takashi Saito (Minato-ku, Japon)
« L'Assiette Champenoise », Arnaud Lallement (Tinqueux, France)
« Le Calandre », Massimiliano Alajmo (Sarmeola di Rubano, Italie)
4. « Core by Clare Smyth », Clare Smyth (Londres, Royaume-Uni)
« L'Oustau de Baumanière », Glenn Viel (Les Baux-de-Provence, France)
« Cheval Blanc by Peter Knogl » au « Grand Hôtel Les Trois Rois », Peter Knogl (Bâle, Suisse)
« Restaurant Régis et Jacques Marcon », Régis et Jacques Marcon (Saint-Bonnet-le-Froid, France)
« L'Ambroisie », Bernard Pacaud (Paris, France)
« Aqua », Sven Elverfeld (Wolfsburg, Allemagne)
5. « Zilte », Viki Geunes (Anvers, Belgique)
« Yanagiya », Masashi Yamada (Mizunami-shi, Japon)
« The French Laundry », Thomas Keller (Yountville, Etats-Unis)
« Victor's Fine Dining », Christian Bau (Perl, Allemagne)
« Don Alfonso 1890 », Alfonso et Ernesto Iaccarino (Massa Lubrense, Italie)
« Hof van Cleve », Peter Goossens (Kruisem, Belgique)
« Pavillon Ledoyen », Yannick Alléno (Paris, France)
« Dal Pescatore », Nadia, Giovanni et Bruna Santini (Runate, Italie)
« Atelier Crenn », Dominique Crenn (San Francisco, Etats-Unis)
« Mirazur », Mauro Colagreco (Menton, France)
« Osteria Francescana », Massimo Bottura (Modène, Italie)
« Maison Pic », Anne-Sophie Pic (Valence, France)
« Schauenstein », Andreas Caminada (Fürstenau, Suisse)
« Inter Scaldes », Jannis Brevet (Kruiningen, Pays-Bas)
« Troisgros », Michel et César Troisgros (Ouches, France)
Nous avons contacté Guy Savoy la semaine dernière, sans l'informer de son nouveau triomphe. Après une année difficile, et un moral dans les talons, le chef avait retrouvé sa joie de vivre. « J'ai reçu ma troisième dose de vaccin avant-hier, toute l'équipe est négative, et tout va bien au restaurant. Nous sommes pleins midi et soir, malgré la rareté des touristes asiatiques, l'activité est même meilleure qu'en 2019. Les Français sont là, ainsi que quelques Américains. » Quand on l'interroge sur son succès, Guy Savoy le modeste commence par invoquer son lieu, la « Monnaie de Paris », dans le VIe arrondissement : « Je suis dans un endroit unique au monde, avec des vues spectaculaires sur le Paris authentique, les bouquinistes, le Louvre, la Samaritaine, le Pont des Arts, la Seine… Des oeuvres d'art sont accrochées au mur, et l'atmosphère est fantastique, entretenue par une équipe fidèle et impliquée. » La clientèle serait-elle sensible à sa présence en cuisine, et dans la salle, à la différence d'autres grandes toques ? « Il faut des gens comme Alain Ducasse, qui ouvre des ambassades de la culture française partout dans le monde, des gens comme Michel Bras, qui a osé construire un navire sur un promontoire de l'Aubrac, avec les vagues sur des herbes hautes. Et il faut des gens comme moi, qui anime un petit Versailles au coeur historique de Paris. » Et sa cuisine ? « Je fais dans 'l'originellité', c'est-à-dire le produit, qui est le socle de la gourmandise. Mon père était jardinier, je sais le temps qu'il faut pour faire pousser une carotte. Et j'utilise rarement plus de deux ou trois ingrédients par assiette : une huître avec une gelée faite avec l'eau de l'huître, une soupe d'artichaut et truffes. La gourmandise n'est pas une mode, c'est un mode… de vie ! »
Laurent Guez
Tous droits réservés – Les Echos 2022

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