Abdallah Senoussi, ancien chef du renseignement militaire de Kadhafi, lors de son procès, le 20 avril 2015, à Tripoli. © Hazem Turkia/Anadolu Agency via AFP
Des hommes armés et encagoulés barrent la route conduisant à la plus grande prison de l’ouest de la Libye, accolée à l’aéroport de Mitiga, dans la périphérie de Tripoli. Derrière ses hauts murs blancs, un quartier entier est réservé à son plus célèbre prisonnier, Abdallah Senoussi. « Il est traité comme un VIP et régulièrement ausculté par ses médecins privés », assure à Jeune Afrique un gardien du pénitencier.
À l’écart des autres détenus souvent maltraités, l’ex-dignitaire de 73 ans peut circuler librement entre plusieurs baraquements, selon le jeune garde interviewé après son service à plusieurs dizaines de kilomètres de distance. Il aurait même le privilège de partager les repas servis aux surveillants-chefs de la Force spéciale de dissuasion (Radaa), la puissante milice salafiste d’Abdel Raouf Kara qui contrôle la zone de Mitiga.
En 2019, elle s’était vue confier la garde de l’homme des basses besognes du régime Kadhafi, l’organisateur de l’attentat qui a tué les 170 passagers du vol DC-10 d’UTA en 1989, pour lequel la justice française l’a condamné – en son absence – à la réclusion criminelle à perpétuité.
C’est la troisième faction à détenir le beau-frère de Kadhafi, surnommé « le boucher », depuis sa capture et son incarcération en 2012. L’accueil n’a pas toujours été aussi royal. Les premières années à la prison d’Hadhaba, il est aux mains d’anciens détenus islamistes emprisonnés sous la dictature de Mouammar Kadhafi, passés geôliers après la chute du colonel en 2011. Dans une inversion tragique des rôles, Senoussi est passé à tabac et placé des mois en isolement.
Une décennie plus tard, il n’est plus question de vengeance. « Nous l’utilisons comme une monnaie d’échange », explique, sous couvert d’anonymat, le garde à la barbe fournie de Radaa. En clair, la milice qui détient – et maintient en bonne santé – l’un des derniers et plus puissants caciques du régime Kadhafi l’utilise pour conserver son influence au sein de l’appareil sécuritaire libyen.
Forte de 2 000 hommes, Radaa est parvenue à obtenir 27 millions d’euros du Gouvernement d’union nationale (GNA) en 2021, soit trois fois plus que d’autres groupes armés équivalents et concurrents de la capitale.
Placée sous l’autorité du Conseil présidentiel, elle n’a jamais été inquiétée pour ses multiples meurtres et kidnappings dénoncés par l’ONU et des ONG comme Amnesty International. Et les miliciens de Radaa sont désormais aux premières loges des tractations en cours pour libérer Abdallah Senoussi. En contrepartie de la possible perte de leur trophée, ils auraient exigé d’obtenir un ministère ou des postes de diplomate.
De son côté, la justice a déjà donné son feu vert à la libération de Senoussi il y a plus d’un an. Le 27 mai 2021, la Cour suprême libyenne a annulé sa condamnation à mort, prononcée en 2015 par la Cour d’assises de Tripoli. La Haute Cour a ordonné de le rejuger, ainsi que les 37 autres responsables inculpés lors du simulacre de procès de la répression de la rébellion en 2011.
Senoussi n’en reste pas moins poursuivi par la Cour pénale internationale (CPI) pour « crime contre l’humanité ». Il est par ailleurs un témoin-clé dans l’affaire du financement illicite de la campagne de Nicolas Sarkozy en 2007. Son avocat, Ibrahim Abou Aïsha, et sa fille, Sarah, plaident pour une libération conditionnelle en raison de ses problèmes de santé chroniques et de l’âge limite de détention fixé à 70 ans par la loi libyenne. Jusqu’à présent ces arguments juridiques n’ont pas suffi.
Selon plusieurs proches, les tractations se sont accélérées au printemps, à l’initiative d’Abdulhamid Dabaiba, le Premier ministre du GNA, en quête de légitimité depuis la formation du gouvernement parallèle de Fathi Bachagha, qui a rejoint le camp rival de Haftar au début de l’année.
En mai dernier, le chef de l’exécutif basé à Tripoli a rencontré des notables de la tribu Magarha, dont Senoussi est issu et dont il est l’une des personnalités les plus influentes. La communauté est puissante dans le Fezzan, vaste région dans le sud de la Libye, en partie sous le contrôle des forces loyales à Haftar. L’ex-chef des renseignements pourrait être libéré et envoyé à Benghazi, en Égypte ou aux Émirats arabes unis à la condition que les représentants Magarha affichent un soutien franc à Dabaiba, assure la page Facebook « Libye d’abord » tenue par des soutiens de l’ancien régime.
Des négociations similaires sont menées pour trouver un accord permettant la libération de deux autres fidèles lieutenants de Kadhafi qui l’ont suivi jusque dans sa cavale fatale en octobre 2011 : l’ancien chef de la sécurité intérieure, Mansour Daou, mémoire du régime, détenu à Misrata avec le principal dirigeant des comités révolutionnaires et ex-ministre, Ahmed Ibrahim. Deux précieux prisonniers, condamnés à mort en première instance, et qui, comme Senoussi, ont été au cœur des secrets et des relations nouées sur la scène internationale au cours des 42 années de règne kadhafiste.
« L’objectif du Premier ministre Abdulhamid Dabaiba est de coopter ces figures centrales de l’ancien régime car elles disposent d’une assise sociale et d’un poids économique qui peuvent lui servir dans la compétition pour le pouvoir », explique Virginie Collombier, spécialiste de la Libye.
La manœuvre n’est pas nouvelle. Dès 2014, quand la guerre civile éclate entre l’Est et l’Ouest, les deux gouvernements concurrents « font la course pour élargir leur base et trouver des soutiens parmi les partisans de l’ancien régime, jusqu’alors marginalisés voire exclus du jeu », rappelle la professeure à l’Université Luiss, à Rome. Certains sont intégrés au gouvernement reconnu par l’ONU de Fayez al-Sarraj, à Tripoli, pendant que d’autres rejoignent les rangs de l’armée de Haftar, à l’est. La loi d’amnistie votée en 2015 par le Parlement de Tobrouk permet de libérer des dizaines de partisans qui n’ont pas commis de crimes pendant la révolution.
Parmi les 37 cadres de la Jamahiriya condamnés en 2015, la plupart ont fini par être libérés, même s’ils étaient inculpés pour le meurtre de manifestants. L’un des premiers de la liste a été le fils et successeur pressenti de Kadhafi, Seif el-Islam, en résidence surveillée à Zintan jusqu’en 2017. Toujours poursuivi par la CPI, il n’est réapparu sur la scène politique libyenne qu’à l’automne 2021 pour annoncer sa candidature à l’élection présidentielle – un scrutin prévu le 24 décembre dernier et annulé sans être reporté.
Son frère cadet, Saadi Kadhafi, 48 ans, a quant à lui été acquitté en 2018 pour le meurtre d’un ancien entraîneur de football, mais libéré seulement trois ans plus tard, le 5 septembre 2021. C’était l’un des objectifs de la ministre de la Justice, Halima el-Busifi, ancienne juge, proche de la fille de Kadhafi, Aïcha, et fervente partisane de la réconciliation avec les membres de l’ancien régime. Mais c’est la pression du pouvoir turc sur les groupes de la cité révolutionnaire de Misrata qui a fait sauter les derniers verrous de sa cellule.
Le lendemain, Saadi embarquait pour Istanbul dans un jet privé. Avec, à l’arrivée, le gite et les soins médicaux offerts pour panser les séquelles des tortures subies en détention, raconte un proche de la famille du Guide. L’ancien footballeur libyen n’aurait pas quitté sa résidence turque de luxe depuis sa « libération ».
En récupérant l’un des trois héritiers de Kadhafi encore en vie, la Turquie marque un point pour le camp de Dabaiba, dont elle reste le sponsor le plus important. Objectif : affaiblir le maréchal Haftar autant que l’influence de son allié égyptien, principal hôte et soutien de la vieille garde kadhafiste en exil.
Dans cette compétition pour récupérer les mouvances liées aux anciens Verts, la « boite noire » du régime et ex-chef de cabinet, Ahmed Ramadan, a choisi de rester mutique. Libéré quinze jours après Saadi, le vieil homme est retourné dans son village d’Al-Assaba, dans les monts Nafousa, au sud de Tripoli, où les émissaires de Seif el-Islam Kadhafi comme du maréchal Khalifa Haftar ont tenté d’obtenir son soutien. En vain.
L’ancien chef de la sécurité extérieure et ex-Premier ministre Abuzaïd Dorda a lui ouvertement pris position pour le camp de Khalifa Haftar, qu’il a rencontré en Égypte après sa libération en février 2019. Il est mort au Caire, le 28 février 2022, à l’âge de 77 ans.
L’ancien Premier ministre Baghdadi al-Mahmoudi, 77 ans, a de son côté d’abord choisi de rejoindre le groupe des réfugiés en Égypte, avant d’émigrer aux Émirats arabes unis, selon une source sécuritaire libyenne, où il se tient à l’écart de la politique. Son ancien compagnon de cellule, l’ancien officier Abdallah Mansour, est toujours détenu depuis son extradition du Niger en 2014.
Jeune Afrique est un média indépendant depuis 1960. Nous croyons qu’une information libre et de qualité est indispensable à la vie démocratique. Nous sommes experts de nos sujets et proposons une information vérifiée et traitée en profondeur.
Choisissez la référence de l’information politique du continent.
Découvrez le dernier numéro de Jeune Afrique.
Déjà abonné(e) ? Lire votre magazine
Les deux poids lourds ont connu des trajectoires de croissance radicalement différentes en dix ans. Infrastructures, énergie, agribusiness, décryptage d’un écart qui se creuse.
Analyse, débats, expertises… Pour comprendre l'Afrique de demain et d'aujourd'hui
Retrouvez Jeune Afrique sur les réseaux !
© Jeune Afrique 2023, tous droits réservés
Téléchargez gratuitement Jeune Afrique, l'appli 100% Afrique accessible 24h/24h et 7 jours sur 7.