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Au-delà du Brexit, la construction européenne est traversée par un clivage Nord-Sud, essentiellement économique, et par un clivage Est-Ouest, économique mais aussi politique. Ces fractures, dont les causes sont multiples, menacent son unité.
Par  Maxime Lefebvre

Temps de lecture  13 minutes
Toute l’Europe a progressé au cours de l’Histoire à travers les clivages entre l’est et l’ouest et entre le nord et le sud du continent. C’est de l’Orient que la civilisation s’est transmise à l’Occident (la révolution néolithique, la colonisation des Phéniciens et des Grecs, « nos » racines judéo-chrétiennes).
Puis c’est le clivage Nord-Sud qui a été déterminant, avec la destruction de l’Empire romain d’Occident par les « Barbares » germaniques, conduisant à sa régénération par un syncrétisme romano-germanique chrétien. Jusqu’à ce que le Nord germanique ou anglo-saxon prenne une longueur d’avance (l’imprimerie, la Réforme, l’alphabétisation puis la révolution industrielle), qu’il conserve de nos jours.
Deux clivages, historique et culturel, semblent resurgir du passé et percuter de plein fouet la construction européenne.
Le clivage Est-Ouest est lui aussi resté prégnant, opposant la chrétienté catholique ou protestante à l’orthodoxie ou à l’islam, l’individualisme occidental au poids des communautés à l’Est, les États-nations aux Empires, le libéralisme à l’autoritarisme, la société industrielle aux sociétés agraires. Ce clivage subsiste là encore jusqu’à nos jours.
Aujourd’hui, ces deux clivages, historique et culturel, semblent resurgir du passé et percuter de plein fouet la construction européenne. Le clivage Nord-Sud n’est pas un clivage interne à l’Union européenne, le Brexit ne faisant que prolonger la prise de distance des pays du Nord d’avec le projet européen. Et si le clivage Est-Ouest oppose l’Union européenne à ses marges orientales (Balkans, Russie, Turquie), l’éloignement récent de plusieurs pays d’Europe centrale et orientale d’avec les valeurs « occidentales » montre également que l’occidentalisation par l’adhésion à l’Union rencontre des limites.
 
Le Brexit peut être perçu comme un énième rebondissement d’une trajectoire produite par deux traits caractéristiques de l’Europe « nordique ». D’un côté, une plus grande tolérance au Nord pour la compétition et l’inégalité, qui peut expliquer que le capitalisme et le libre-échange ont trouvé dans ces pays un terreau particulièrement favorable. De l’autre, la réticence à se noyer dans un projet européen universel, supranational, « égalitaire », de type catholique romain, qui se traduit notamment par le refus de contribuer financièrement à la caisse commune.
N’oublions pas que la Réforme protestante a pris la forme de révolutions nationales contre l’emprise de la chrétienté romaine et a permis de nationaliser et de privatiser les biens de l’Église. Les pays protestants ont dès lors été à la pointe de la modernisation, de l’alphabétisation, de la révolution industrielle. Aujourd’hui encore, les cartes montrent l’avance des pays nordiques (Allemagne comprise) en matière d’utilisation d’Internet, de raccordement au haut débit, de dépenses en matière de recherche et développement.
Le Brexit a été un vote d’affirmation par les Britanniques de leur souveraineté, et de refus de l’immigration et du coût de l’Europe.
Bien que, suite aux élargissements de 1973 puis de 1995, presque tous les pays nordiques fassent partie de l’Union européenne, un fil continu relie le double refus du peuple norvégien de l’adhésion (1972 et 1994), l’obtention du « chèque britannique » par Margaret Thatcher (1984), le refus des Suisses d’intégrer l’Espace économique européen (1992), le « non » du peuple danois au traité de Maastricht (1992) puis au renforcement de la coopération policière avec l’Union (2015), le refus du peuple suédois de l’euro (2003), le « non » irlandais au traité de Lisbonne (2007), le « non » néerlandais à la Constitution européenne (2005) puis à l’accord d’association avec l’Ukraine (2016), jusqu’au Brexit qui a été un vote d’affirmation par les Britanniques de leur souveraineté, et de refus de l’immigration et du « coût de l’Europe ».
Plusieurs pays « nordiques » font dorénavant partie de l’euro : l’Irlande (de culture catholique et qui a fait sans doute par là même un choix géopolitique d’affranchissement vis-à-vis du Royaume-Uni), la Finlande (de culture protestante, même si ce n’est pas un pays « germanique »), les pays baltes (l’Estonie et la Lettonie, de culture protestante également, et la Lituanie catholique), les pays du Benelux, et bien sûr l’Allemagne qui est au cœur du projet. Tous ces pays ont pour caractéristique générale de mieux gérer leurs finances publiques (déficit, endettement) que les pays du sud de l’Europe.
Il ne faut donc pas s’étonner de les voir prendre le parti de l’Allemagne dans les débats où s’opposent la responsabilité (rigueur) et la solidarité (l’aide aux pays en crise). Et il ne faut pas non plus attendre d’eux un grand enthousiasme pour créer de nouveaux instruments budgétaires ou pour avancer dans l’harmonisation fiscale.
Des pays comme l’Irlande et le Luxembourg font, comme certains pays d’Europe centrale et orientale, de la concurrence fiscale un pilier de leur attractivité économique. Et aucun pays « nordique », hormis l’Allemagne et l’Autriche, ne figure dans le projet de taxation des transactions financières envisagé depuis 2013 sous la forme d’une « coopération renforcée » de onze pays à venir.
Face au « Nord », le « Sud » incarne au contraire le laxisme budgétaire et les mauvaises performances économiques. La Grèce, le Portugal, Chypre et même l’Espagne – indirectement, sous la forme d’aide à son secteur bancaire – ont fait l’objet de plans d’aide. L’Italie n’a échappé aux sujétions liées à ce type de plan que parce que son secteur bancaire a une importance systémique et que la Banque centrale européenne a affiché en 2012 sa détermination à faire « tout ce qui sera nécessaire » sur les marchés pour stabiliser la situation.
La France présente moins de fragilités que les pays du sud de l’Europe. Elle est toutefois surendettée et a pris un retard considérable sur l’Allemagne. Sa dette publique représente 100  % du PIB, contre 70 % en Allemagne, alors qu’avant la crise de 2008 les deux pays étaient à égalité sur ce point. En repoussant le plus possible les réformes douloureuses de compétitivité et de rigueur budgétaire, Paris a été tenté un temps de prendre la tête d’un front méditerranéen du refus de l’austérité face à l’Allemagne.
Mais, dès son investiture en 2012, le président François Hollande a choisi de ratifier le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG). Son successeur, Emmanuel Macron, a quant à lui décidé de donner la priorité aux réformes en France et à la relance du moteur franco-allemand. Son pari semble être qu’en se montrant plus vertueuses, les « cigales » encourageront les « fourmis » à se montrer plus solidaires.
 
Cartes et statistiques montrent que les nouveaux adhérents de l’Est (les pays d’Europe centrale et orientale, qui ont adhéré à l’Union en 2004 et en 2007), largement aidés par les financements du budget européen, gardent, malgré un rattrapage rapide, un retard de développement vis-à-vis des pays d’Europe occidentale.
Des États comme la Hongrie et la Pologne, par exemple, atteignent 60 % du niveau de PIB par habitant de la France en parité de pouvoir d’achat (et seulement 30 % en termes nominaux). La Roumanie et la Bulgarie 40 % (20 % en termes nominaux).
Avec la crise qui a touché les pays méditerranéens, le retard de développement des régions périphériques de la Méditerranée (Italie du Sud, Espagne du Sud, Portugal, Grèce), qu’on croyait en voie de résorption, est réapparu. Si bien que désormais les pays d’Europe centrale et orientale les plus riches ont dépassé (Slovénie) ou rejoint (République tchèque, Estonie, Slovaquie) les plus pauvres des pays méditerranéens de l’Union, la Grèce et le Portugal (en PIB/habitant nominal).
Les pays d’Europe centrale et orientale partagent en principe le même intérêt à maintenir les aides du budget européen et à préserver le droit de circulation des « travailleurs détachés ». C’est en particulier le cas de la Pologne, le plus important des pays d’Europe centrale et orientale (40 % de la population totale de ces pays). Néanmoins, ces pays ne forment pas un front uni.
La Slovénie, la Slovaquie et les États baltes ont fait le choix d’entrer dans l’euro. Inversement, des pays comme la Pologne, la République tchèque et la Hongrie n’envisagent pas à l’heure actuelle de rejoindre la monnaie unique, à la fois par crainte des conséquences pour leur économie, par réticence vis-à-vis d’une Europe supranationale. Sans doute aussi, dans le cas de la Pologne et de la République tchèque, en raison d’une méfiance historique plus ou moins avouée à l’encontre de l’Allemagne.
C’est que les clivages entre les pays d’Europe centrale et orientale avec l’Ouest ne sont pas seulement économiques mais aussi politiques. Ces pays avaient, avant la chute du communisme, une tradition démocratique inexistante ou faible. Longtemps dominés par des empires (ottoman, autrichien, russe), ils n’ont existé comme États libres et indépendants que peu de temps. La Slovaquie et les pays issus de la décomposition de la Yougoslavie – à l’exception de la Serbie – n’avaient même jamais existé comme États à l’époque moderne.
Il n’est donc pas surprenant qu’ils soient enclins à dénoncer les empiétements supranationaux de « Bruxelles » sur leur souveraineté fraîchement conquise ou reconquise. D’autant que leur influence sur le « système » européen demeure faible. Les pays d’Europe centrale et orientale ne représentent que 20 % de la population totale de l’Union européenne. Ce sont des « petits » pays, avec moins, parfois beaucoup moins, de 10 millions d’habitants. Seule la Pologne, avec presque 40 millions d’habitants, est de la taille d’un « grand ». Elle reste néanmoins à l’écart du nouveau format « Versailles », créé en 2017 entre Paris, Berlin, Rome et Madrid à la suite du Brexit.
La revendication nationale, voire souverainiste, constitue sans doute un important facteur d’explication de la réticence des plus grands des pays d’Europe centrale et orientale (qui ont une tradition d’acteurs régionaux) à rejoindre le projet de la monnaie unique, alors que des pays plus petits (États baltes, Slovaquie, Slovénie), plus fragiles, plus dépendants, se sont résolus à y entrer.
Une autre caractéristique de la voie politique spécifique des pays d’Europe centrale et orientale est l’affirmation par certains mouvements politiques (le Fidesz de Viktor Orbán, au pouvoir en Hongrie depuis 2010, le PiS des frères Kaczynski, au pouvoir en Pologne de 2005 à 2007 et de nouveau depuis 2015) d’un modèle de démocratie dite « illibérale ». Ce dernier prend ses distances avec le modèle de démocratie occidentale, au point de s’attaquer à des piliers fondamentaux de la démocratie que sont l’indépendance des médias ou de la justice.
D’une façon plus générale, ces pays sont touchés encore plus que les pays occidentaux par l’affaiblissement de la gauche social-démocrate face à la droite libérale et à l’extrême droite populiste et nationaliste. Une évolution d’autant plus étonnante qu’ils sont les principaux bénéficiaires de la solidarité européenne. Les « contributions nettes » qui leur profitent à travers le budget européen sont en effet sans contrepartie, contrairement aux plans d’aide liés à la crise de la zone euro qui prennent la forme de prêts remboursables accordés en contrepartie d’engagements de réformes économiques et budgétaires lourdes.
Logiquement, ces pays, s’ils étaient tous dans l’euro, devraient faire partie du « camp de la solidarité » dans les débats sur la gestion de la monnaie unique. Mais le fait qu’ils soient plus pauvres, en phase de rattrapage économique et/ou d’orientation économique libérale, explique leur réticence à aider sans contrepartie des pays comme la Grèce.
La crise des réfugiés en 2015-2016 a en outre souligné l’unité du front des pays d’Europe centrale et orientale – notamment dans le cadre du groupe de Visegrád (Hongrie, Pologne, République tchèque et Slovaquie) sur la question de l’accueil et de l’intégration des réfugiés. En fermant leurs frontières en cascade, ces pays ont contribué à fermer la route migratoire des Balkans. Jusqu’à ce qu’un accord Union européenne-Turquie finisse en mars 2016 par stopper les arrivées de migrants depuis la Turquie.
Surtout, ils ont contesté – y compris la Slovaquie – la mesure, décidée par une majorité qualifiée du Conseil de l’Union européenne, d’un plan de relocalisation obligatoire des réfugiés entrés dans la zone Schengen. Ils ont même attaqué (en vain) cette mesure devant la Cour de justice de l’Union européenne.
Cette attitude s’explique par la faible familiarité des sociétés est-européennes avec le phénomène de l’immigration extra-européenne, que connaissent depuis longtemps les sociétés occidentales. Elle s’explique aussi par une méfiance ancienne à l’égard de l’islam, en particulier de la part de pays qui ont été soumis à la domination de l’Empire ottoman. Elle est également exacerbée par les orientations de certains partis populistes au pouvoir.
Là aussi, on pourrait s’étonner des choix anti-migratoires des pays d’Europe centrale et orientale. Ces pays sont en effet en déficit démographique du fait des conséquences tragiques de l’Histoire et, plus encore, de leur faible taux de fécondité. Rappelons qu’il y a à peine plus d’habitants aujourd’hui qu’en 1914 sur l’ancien territoire de l’Empire austro-hongrois. Et la Pologne est à peine plus peuplée qu’avant la Seconde Guerre mondiale.
Sur ces questions migratoires, la Roumanie et la Bulgarie occupent une position plus marginale, puisqu’elles ne font pas partie de l’espace Schengen et restent sous une surveillance étroite de la Commission européenne sur les questions de corruption.
C’est dire que les pays d’Europe centrale et orientale sont loin d’avoir quitté la trajectoire historique qui caractérise depuis des siècles « l’autre Europe » (selon l’expression du sociologue français Henri Mendras). Il s’en faut que leur « occidentalisation » soit acquise. Bien sûr, tous sont favorables à l’alliance avec les États-Unis. Ils ont été encouragés par ces derniers à rejoindre les institutions « euro-atlantiques » (Union européenne et OTAN) pour consolider l’ordre occidental démocratique notamment contre la Russie.
Toutefois, leur attitude face à la Russie est souvent divergente. La hantise des États baltes, de la Pologne, voire de la République tchèque n’est ainsi pas partagée par les autres pays d’Europe centrale et orientale comme la Bulgarie, la Hongrie, la Slovénie et la Slovaquie. Quant à leurs ambiguïtés démocratiques, elles constituent un défi pour l’Europe occidentale.
 
 
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