De nombreux secteurs à travers le monde sont affectés par des problèmes d’approvisionnement liés aux effets persistants de la pandémie de COVID-19.
Mais les éditeurs de livres en Turquie sont confrontés à un problème encore plus important : alors que la dévaluation rapide de la livre a fait grimper le prix du papier et des licences internationales à des niveaux insoutenables, certains ont même du mal à imprimer des livres.
Selon les données du Pew Research Center, les taux d’inflation ont augmenté partout dans le monde en 2021.
Alors que le Brésil, la Turquie et les États-Unis ont connu les plus fortes augmentations, la Turquie a été confrontée à une perte de valeur inédite de sa monnaie.
Le taux de change du dollar, qui était de 7,3 livres turques en janvier 2021, avait grimpé à 13,79 livres turques le 6 janvier 2022, soit une augmentation de plus de 80 % en moins d’un an.
Cette hausse a frappé de plein fouet le secteur de l’édition dans le pays. La quasi-totalité des petites et moyennes entreprises d’édition turques ont interrompu leur production, tandis que les grandes maisons d’édition ont réduit la leur à un peu plus de la moitié des chiffres de l’an dernier.
La crise de la livre turque a entraîné non pas un, mais deux problèmes majeurs : la hausse constante du prix du papier importé pour produire les livres et l’augmentation généralisée du prix des droits de licence internationaux pour les livres traduits.
Les problèmes d’approvisionnement à l’échelle mondiale provoqués par la pandémie avaient déjà fait passer le prix du papier pour livres de 650-700 dollars la tonne à 1 300 dollars l’an dernier.
Ces prix, combinés à l’augmentation de près de 80 % du taux de change et à l’explosion des prix des autres matériaux utilisés dans la production de livres, tels que la colle et l’encre, ont rendu impossible l’édition de nouveaux livres.
Aujourd’hui, le coût d’impression d’un livre est au moins 200 % plus élevé qu’en 2020, selon Kenan Kocatürk, président de l’Association des éditeurs turcs.
En 2021, les éditeurs se sont efforcés de ne pas répercuter ces nouveaux coûts de production sur les lecteurs ; ainsi, le prix des livres n’a augmenté que de 20 à 30 % jusqu’à présent.
« Comme cette hausse s’est produite lorsque le dollar était à environ neuf livres, elle ne signifie même plus rien pour les éditeurs dans les circonstances actuelles », explique Kenan Kocatürk à Middle East Eye. « Nous nous dirigeons vers un marché où le prix des livres augmenterait trois à quatre fois par an. »
Les éditeurs turcs achètent l’essentiel de leur papier au Portugal. De nombreux pays européens importent de Norvège et de Suède, qui produisent la majeure partie du papier utilisé dans l’édition en Europe. Le Canada et la Russie, qui disposent d’immenses ressources, sont les autres grands exportateurs de papier.
Cem Erciyes, directeur d’édition de Doğan Kitap, l’une des plus grandes maisons d’édition de Turquie, explique pourquoi la production a été ralentie : « Même si nous trouvons d’une manière ou d’une autre les fonds pour imprimer plus de livres, nos coûts de production seront très élevés. Si nous ajustons le prix de nos livres en conséquence, les lecteurs n’auront pas les moyens de les acheter », affirme-t-il.
« Par conséquent, la quasi-totalité des petites et moyennes maisons d’édition du pays ont cessé leur production, tandis que les plus grandes ont considérablement ralenti leur activité. »
Alors que Doğan Kitap a édité 20 livres en janvier 2021, Cem Erciyes prévoit d’en sortir seulement 10 en janvier 2022. Il explique que le secteur a traversé une crise similaire en 2018 en raison d’une hausse rapide du taux de change du dollar, mais que fort heureusement, le marché s’est ensuite rapidement stabilisé.
« Cette fois-ci, en revanche, la hausse du taux de change connaît une accélération beaucoup plus forte », précise-t-il.
En raison de la crise de la livre, les éditeurs turcs sont confrontés à un autre problème majeur, à savoir l’augmentation du prix des droits de licence internationaux pour les livres traduits depuis l’anglais.
« Avec la pandémie, toutes les grandes maisons d’édition internationales ont réduit leur personnel. Elles font le même travail, voire plus, avec moins de personnel », souligne Kenan Kocatürk.
 « Par conséquent, de nouvelles normes ont été établies au niveau du prix des licences. Lorsque les droits d’auteur et de licence deviennent aussi élevés, nous ne pouvons pas les payer et le public turc ne peut pas accéder aux publications internationales. Cela peut nuire à la diversité culturelle des pays en voie de développement et des pays en crise comme nous. »
Toutefois, comme l’explique Cem Erciyes, « la Turquie est un paradis des livres traduits ». La moitié des livres édités chaque année sont des traductions, principalement depuis l’anglais. Les éditeurs engrangent la majorité de leurs revenus grâce aux livres traduits.
« Pour le moment, éditer des livres traduits serait une folie », affirme-t-il.  « Malheureusement, les maisons d’édition en Occident et les agences qui représentent les auteurs ne comprennent pas notre problème. Il y a beaucoup d’éditeurs en Turquie qui ne survivent qu’en imprimant des traductions. Je m’inquiète surtout pour eux. J’espère qu’ils ne seront pas obligés de mettre la clé sous la porte. »
Vahit Uysal est un vétéran de l’industrie turque de l’édition. Il a travaillé dans de nombreuses maisons d’édition de tailles diverses pendant 35 ans.
« À l’heure actuelle, la situation est tellement mauvaise que les Turcs doivent choisir entre acheter un litre d’huile de cuisson et un livre ! À leur place, je choisirais aussi de me nourrir »
– Vahit Uysal, éditeur
Aujourd’hui, il dirige sa propre petite maison d’édition, Siyah Kitap (Livre noir), et travaille pour le service d’édition de la municipalité métropolitaine d’Istanbul. Sa maison d’édition fait partie de ces petites entreprises dont la survie dépend des livres traduits.
Siyah Kitap n’a pas édité de livre depuis trois mois. Vahit Uysal a 25 manuscrits achevés qui attendent d’être imprimés, mais n’a pas les moyens d’acheter du papier pour les imprimer.
« À l’heure actuelle, la situation est tellement mauvaise que les Turcs doivent choisir entre acheter un litre d’huile de cuisson et un livre ! À leur place, je choisirais aussi de me nourrir. »
Il espère que certains petits éditeurs « [agiront] intelligemment » en se regroupant pour fusionner leurs ressources et en travaillant main dans la main. Il ajoute que le gouvernement fait actuellement un petit pas en avant pour leur venir en aide, mais qu’il s’y prend mal.
« Le ministère de la Culture achète certains livres pour les bibliothèques financées par l’État afin de soutenir les éditeurs. Par exemple, si je soumets une demande avec 30 de mes livres, ils achèteront environ 100 ou 200 copies d’environ 25 titres. »
« Mais nous traversons une crise énorme. Ils doivent être équitables », poursuit-il. « Ils ne doivent pas utiliser ce fonds pour acheter aux géants de l’édition comme Alfa, Doğan Kitap, Can et İletişim. La vente de 200 livres ne représente rien pour eux, alors que cela pourrait sauver un petit éditeur. Les grandes maisons d’édition en sont elles-mêmes conscientes. Elles ne s’y opposeraient pas. »
Selon Cem Erciyes, Vahit Uysal et Kenan Kocatürk, le moins que le gouvernement puisse faire serait de réduire ou d’abolir les taxes sur le papier importé et de subventionner les importations de livres afin de protéger le secteur dans une telle période. Ils ont toutefois peu d’espoir d’obtenir une aide du gouvernement.
Cem Erciyes craint que cette véritable tempête ne vienne menacer la culture turque.
« L’édition est synonyme de littérature, de libre pensée, de culture… C’est un vaisseau qui transmet au peuple turc différentes idées et opinions des quatre coins du monde », soutient-il. « Les livres ont toujours été le principal vecteur de la liberté d’expression. Lorsque ces livres ne pourront plus être édités, la Turquie perdra sa culture. La liberté d’expression en pâtira. »
Contrairement à des pays comme l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni, la Turquie n’a mis en place aucune mesure pour soutenir les éditeurs, les auteurs ou les librairies, précise Cem Erciyes.
De plus, le gouvernement AKP du président Recep Tayyip Erdoğan traîne une mauvaise réputation en matière de liberté d’expression. De nombreux écrivains, journalistes et intellectuels du pays ont été emprisonnés au cours des dix-neuf ans de règne de son parti.
Interrogé quant à savoir s’il pense que le gouvernement s’inquiète d’un éventuel déclin culturel émanant de cette crise financière, Cem Erciyes estime qu’Erdoğan se désintéresse de l’état de l’industrie de l’édition. « En tant qu’éditeur, je ne m’attends à aucun soutien du gouvernement », ajoute-t-il.
« Pour être juste, la taxe de vente sur les livres a été abolie il y a deux ans sous ce régime, mais c’est à peu près la seule chose qu’ils ont faite pour nous. »
D’après un responsable gouvernemental turc interrogé par MEE, le gouvernement ne dispose d’aucun plan à l’heure actuelle pour soutenir le secteur.
Kenan Kocatürk attend lui aussi peu de choses de la part du gouvernement. « C’est comme s’il y avait le feu partout en ce moment, affirme-t-il. Je ne crois pas que le gouvernement accordera la priorité à nos problèmes alors que le pays brûle. Ils doivent faire face à cet incendie. Nous ne sortirons de cette crise que par la solidarité avec nos lecteurs. »
Sans l’ombre d’un doute, 2022 sera une année très difficile pour le secteur de l’édition de livres en Turquie. Pourtant, les éditeurs ne jettent pas l’éponge.
« Nous, les Turcs, avons une grande capacité d’adaptation », assure Cem Erciyes. « Même si les taux de change et l’inflation restent élevés, nous nous adapterons d’une manière ou d’une autre et continuerons d’éditer et de lire. Le marché rétrécira peut-être, mais il ne s’effondrera pas. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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Middle East Eye          ISSN 2634-2456 

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